La batterie du Cabellou : de Vauban à Todt (1/3)

La batterie du Cabellou. Photographie Julien1978.

À l’occasion d’un échange sur les magasins à poudre avec monsieur Yves Le Gall (du site ″Le Cabellou″), celui-ci nous a autorisé à reproduire son étude historique sur le fort du Cabellou. Merci à lui. Nous allons donc en partie la reprendre et l’adapter au style de Fortification et Mémoire. Cet article peut être rapproché de celui intitulé : Les sentinelles de l’Empire ou les tours de l’Empereur (1/2).

La première partie de cet article, nous entraînera dans le sillage de Vauban en Bretagne, puis nous ferons une escale au fort Cigogne et nous poserons notre attention sur la batterie du Cabellou. Dans la deuxième partie, nous étudierons la garnison de cette batterie, les milices garde-côte, et enfin dans la dernière partie, l’intégration de la pointe du Cabellou dans le Mur de l’Atlantique.

Tout au long de cet article, nous emploierons le terme de batterie à celui couramment et officiellement employés, de fort. En effet, cette typologie correspond plus à une petite batterie basse de côte, au sens de regroupement de pièces d’artillerie à tir rasant (tir à couler) qu’à celle d’un fort proprement dit.

Cette batterie est classée au titre des monuments historiques depuis le 28 novembre 1962.

Vauban en Bretagne pour protéger le royaume de France des Anglais

La batterie du Cabellou fait partie de la stratégie de défense du littoral décidée dès 1681. La France n’a pas les moyens d’envisager d’autres stratégies que de se défendre et de couvrir son littoral de batteries. Celles-ci doivent être distantes entre elles d’environ 2 lieues (6,5 kilomètres) pour pouvoir communiquer à l’aide de signaux en cas de danger ennemi.

La priorité est donnée à la Bretagne Nord

Dès 1683 le littoral breton, en bastion avancé du royaume de France face à l’Angleterre, se couvre de chantiers de construction face à la montée des périls sur les côtes atlantiques. En 1683, Vauban inspecte Brest et Belle-Île. À propos de Brest, dont les caractéristiques stratégiques du site ne lui échappent pas, il écrit : «Si Brest est un des meilleurs ports du monde, sa rade est une des plus excellentes et de la plus grande étendue.» Le goulet de Brest retient également son attention : «Le goulet est à Brest ce que le détroit des Dardanelles est à Constantinople. C’est la porte d’entrée où tous les navires qui ont affaire audit Brest, à Landerneau et à la rivière de Landévennec, sont obligés de passer, qu’il s’agisse d’entrée ou de sortie.» Il revient en 1685 pour visiter Brest, Ouessant, Belle-Île et les îles d’Houat et de Hoëdic. En 1689, il se rend à Belle-Île, Saint-Malo et dans la baie de Morlaix.

Plan-rel

Pour contrer les descentes anglaises, Louis XIV confie à Vauban, pour la campagne de 1694, le commandement de la place de Brest où il dispose de toute autorité sur les troupes de Basse-Bretagne (Cornouaille, Léon, Trégor et Saint-Brieuc), aussi bien sur terre que sur mer. Le 18 juin, Vauban repousse victorieusement les Anglais lors de leur tentative de débarquement à Camaret.

La tour Vauban à Camaret. Collection Michael Rapp (2010).

Durant cette période, il visite à nouveau Saint-Malo, la côte nord et la rade de Brest. L’année suivante, Vauban est de nouveau désigné pour le commandement de Brest. En plus de la Basse-Bretagne, il a en charge la Haute-Bretagne (Dol et Saint-Malo). Vauban préconise la course en mer pour combattre la domination navale anglaise et achève le 30 novembre son “Mémoire concernant la caprerie[terme désignant en marine la guerre de course ou la course, parce que dans les ports français du nord on appelle capres les corsaires que les Flamands nomment kaper]. Il porte en sous-titre : “La course et les privilèges dont elle a besoin pour pouvoir établir, les moyens de la faire avec succès sans hasarder d’affaires générales et sans qu’il puisse en coûter très peu de chose à Sa Majesté”.

Le danger se fait de plus en plus pressant : batailles navales de Barfleur  (le 29-30 mai 1692), de Cherbourg (le 1er juin 1692) et de la Houge (les 2 et 3 juin 1692), les raids anglais sur Saint-Malo (juillet 1692, fin novembre 1693, mi-juillet 1695), les tentatives de débarquement à Camaret (18 juin 1694), de Belle-île mais surtout Groix, Houat et Hoedic ravagées en juillet 1696.

La défense du littoral devient indispensable et réclamée par les bretons pour sécuriser le transport de marchandises, source importante de revenu. Le danger permanent de la marine anglaise a été une raison supplémentaire pour accroître la présence française en Bretagne en commençant par l’intégration militaire de la Bretagne au royaume. Pour rappel, la devise de Saint-Malo : « Ni Français, Ni Bretons, Malouin suis ».

Entre 1683 et 1699, Vauban est toujours en recherche d’endroits où « l’on peut faire descente ». Il fortifie Port-Louis et Belle-Île, puis Brest et ses abords, Morlaix, Saint-Malo et enfin Concarneau. En 1699, c’est toute la Bretagne qui est hérissée d’un système défensif de vaste envergure : corps de garde, retranchements, batteries de côte, forts, enceintes urbaines et de citadelles, de Belle-Île à Saint-Malo. Sur les 2 600 kilomètres de littoral on ne compte pas moins de 350 points forts.

Les principales fortifications dues à Vauban (1683-1707) : protéger la côte nord. Collection Guillaume Lécuillier et Yann Lagadec.

La situation géographique du Cabellou

La pointe du Cabellou se situe au sud de Concarneau (Finistère). Collection Géoportail.

En Cornouaille, tout au bout de la presqu’île du Cabellou se trouve la batterie éponyme. Le Cabellou, Cap-Bellou au XVIIIe siècle, signifie guerrier, belliqueux (du vieux breton bellou). Cette appellation précise donc aux navigateurs le danger à s’en approcher de trop près à cause de la présence de nombreux rochers entourant cette pointe.

 

La batterie du Cabellou dans le contexte historique

La batterie de côte en théorie (selon Vauban)

La batterie de côte doit se comporter comme la batterie d’un vaisseau de guerre à la différence que : « la terre a de plus gros canons que la mer, bien mieux placé et d’un tout autre effet, puisque l’assiette de ceux-ci ne peut branler, et que l’autre sera toujours branlante. Que les parapets de terre sont bien d’une autre résistance que le côté des navires, et le dommage de ceux-ci de tout autre conséquence que celui des toits et parapets d’une place, qu’on ne bat que fort loin avec du canon très médiocre. »

Placées sur les points saillants du rivage et établies au ras de l’eau, les batteries de côte sont dotées d’un niveau de feu pour l’artillerie. Elles permettent aux boulets des canons, en jouant avec l’effet de ricochet, de balayer le pont des navires ou de les traverser de part en part en mettant le ″ feu aux poudres ″. À ciel ouvert, la batterie a un avantage sur les casemates des forteresses (de pierre ou de terre) où les servants demeurent à l’abri mais étouffent à cause des fumées. Ici, l’efficacité du tir est supérieure mais le danger est partout : les boulets pleuvent !

Son intérêt

Elle permet de protéger cette partie du littoral des incursions anglo-hollandaises mais aussi de permettre aux navires français de trouver sur la côte un port sécurisé où ils peuvent en cas de danger trouver refuge et protection.

La batterie du Cabellou est bâtie sur le principe des plans attribués à Vauban. Son but est la défense avancée en avant de l’enceinte urbaine de Concarneau. Le choix de défense permet le croisement des feux avec des batteries positionnées sur la pointe de Beg Meil (deux canons), de l’autre côté de la large baie de la Forêt et sur la pointe de Trévignon (trois canons). Un poste d’observation existe à Beg ar Gazeg (la Pointe de la Jument). Tout bateau voulant forcer l’entrée du port de Concarneau où voulant s’en approcher pour tirer au canon sur la ville close est sous la menace de la batterie du Cabellou.

semaphore villard beig meilN60Corps de garde d'observation  

La portée des canons de la batterie du Cabellou. Document Yves Le Gall.

Le fort Cigogne

Pour limiter les risques, un fort puissant est construit dès 1755 sur l’île Cigogne [elle tire son nom non pas de l’oiseau mais de la forme de l’île, seiz kogn signifie « sept coins » en breton], sur l’archipel des Glénan, sous l’impulsion du Duc d’Aiguillon, commandant en chef de Bretagne de 1753 à 1768. Ce fort est classé au titre des monuments historiques depuis le 14 février 2013.  Les travaux de construction d’une batterie en fer à cheval intégrant le casernement voûté au sein du rempart, les canons se déployant sur une vaste plate-forme sommitale, commencent en 1755 sur des plans de Sauvagère. Ils s’échelonnent sur soixante ans mais, arrêtés définitivement à la fin de l’Empire, l’ouvrage reste inachevé. Fort Cigogne est une combinaison habile de deux batteries curvilignes imbriquées par des contre-courbes casematées, offrant ainsi quatre faces convexes vers l’extérieur. La porte, inscrite dans une courbe profonde au centre du front principal, est flanquée de deux saillants. L’utilisation contemporaine du fort par le centre nautique des Glénans n’a pas entraîné de grandes modifications sur les aménagements intérieurs des casemates, qui sont toutes équipées de cheminées et conservent leurs dallages en granite d’origine. La seule modification apportée à l’ouvrage est l’ajout de la tour servant d’amer [point de repère fixe et identifiable sans ambiguïté] pour les essais de vitesse des navires, érigée au-dessus du saillant sud-est.

     

Un article complémentaire sur le fort Cigogne : ici.

Sa construction

Cette batterie fait partie des petits postes de garde édifiés pour la défense des côtes. Elle a été construite en 1746 sur la pointe du Cabellou afin de défendre la baie de Concarneau et l’entrée du port, car la guerre reprend avec les anglais après trente et une années de paix navale. La tactique employée par l’ennemi n’est plus seulement le harcèlement côtier, les attaques navales doivent maintenant permettre un débarquement massif.

Cette batterie est à l’origine placée sur une roche probablement entourée d’eau à marée haute. Elle a été construite en très grande partie par des matériaux extraits directement sur place.

La photo ci-dessus est une fiction. Voici ce qu’a pu être le fort avant la construction du blockhaus donc, avant 1940. Collection Yves Le Gall.

Son organisation

De forme radio-concentrique ou en fer à cheval, elle dispose de six embrasures d’artillerie largement évasées (2,70 mètres) et plongeantes à merlons gazonnés. Elles sont tournées vers l’océan, capables de couvrir 200 degrés. Cette batterie basse permet des tirs rasants et en éventail dans le but de couler les navires ennemis. Mais, la recherche d’un tir rasant le plus bas possible sur l’eau impose une hauteur d’escarpe très faible vers la mer (2,50 mètres), entraînant à chaque grande marée, l’inondation des terre-pleins.

Noémie 59  

Comme écrit plus avant, cette batterie de plein air a de gros avantages pour les canonniers. La fumée importante dégagée par la poudre noire est rapidement évacuée par le vent, permettant d’observer facilement la précision des tirs et de ne pas intoxiquer les servants. Par contre, ce type d’ouvrage a l’inconvénient d’exposer les hommes aux tirs ennemis.

En cas d’attaque massive, la batterie devait probablement s’équiper d’un four à réverbère pour chauffer les boulets et ainsi permettre des tirs à boulets rouges. Le but est de mettre le feu aux bateaux. De plus, la fumée dégagée par ces fours a un très fort pouvoir dissuasif.

Son front de gorge (côté terre), sans fossé, est peu défendu car le danger ne doit venir que de la mer. Il est fermé par deux demi-bastions encadrant l’entrée, simples murs en moellon de schiste percés de multiples créneaux de fusillade (trente et un) et d’une hauteur de 2,75 mètres pour 0,60 mètre d’épaisseur. Ils permettent juste de protéger les tireurs équipés de mousquets qui est une arme à feu « portative ». On remarque dans le mur extérieur au moins un élément provenant d’un ancien monument.

Un élément du mur extérieur de la batterie du Cabellou provenant d’un ancien monument. Document Yves Le Gall.

Sur ″la place d’armes″ accolée à l’enceinte, un bâtiment regroupe : un corps de garde pour vingt hommes, un petit magasin à poudre et une guérite d’observation.

 

La face arrière du corps de garde. On remarque la fenêtre du corps de garde et la « meurtrière » du magasin à poudre. A gauche, une des casemates du mur de l’Atlantique présente autour de la batterie.

Les bâtisseurs ont commencé par monter une voute en plein cintre de 7,50 mètres de longueur parfaitement circulaire d’un rayon de 2,50 mètres, avant de construire les murs, de combler par dessus et de couvrir de lauzes en granite.

Plan en coupe du bâtiment. Document Yves Le Gall.

Le magasin à poudre

Le magasin à poudre dispose d’une ouverture (tournée vers le large) pour aérer le local mais ne doit pas permettre aux embruns, comme à l’humidité de pénétrer à l’intérieur au risque de rendre inutilisable la poudre noire. De plus, cette fenêtre permet d’apporter une légère luminosité à la pièce. Cette ouverture est de conception surprenante car elle est constituée d’une ouverture interne et une donnant dans la façade extérieure. Ces deux ouvertures sont séparées par un espace creux assez important. Cette ouverture était faite pour rendre impossible un tir de l’intérieur vers l’extérieur et surtout d’empêcher tout projectile venant de l’extérieur de rentrer dans la poudrière par ricochet.

Schémas de la fenêtre du magasin à poudre. Document Yves Le Gall.

La porte du petit magasin à poudre (0,80 mètre) s’ouvrait initialement vers l’extérieur. Ce détail revêt à l’époque une importance capitale pour la sauvegarde du bâtiment. D’une part, il est plus difficile d’enfoncer une porte qui ne peut s’ouvrir que sur l’extérieur et, d’autre part surtout, il ne faut pas que la porte puisse frotter sur le sol. Le risque est qu’une étincelle puisse mettre le feu à la poudre. Cette porte se ferme par une serrure en bronze.

Concernant la poudre noire, vous pouvez consulter l’article de Fortification et Mémoire sur les magasins à poudre de 1840.

Le logis

Deux pièces composent ce bâtiment. Un logis avec une cheminée et à l’arrière un petit magasin à poudre correspondant à un quart de la surface totale. Face à l’océan, un escalier permet d’accéder à un poste d’observation. La fenêtre de la partie logis est une grande ouverture normale munie de barreaux. Les dimensions de la fenêtre : hauteur 0,85 mètre, largeur 0,65 mètre. Elle permet de surveiller vers le sud et d’apercevoir les signaux en provenance de la pointe de la Jument. Tous les projets de corps de garde indiquent qu’il y a une cheminée et un lit de camp. Ce lit se présente comme une planche sur pieds prenant toute la largeur du logis. Pour se reposer les hommes se tassent dessus. Le toit est recouvert de dalles en granite pour se protéger des projectiles ennemis.

Corps de garde de la pointe de la Jument vu depuis le Cabellou. Il a pour mission d’informer le fort du Cabellou de l’arrivée de bateaux depuis Trévignon et inversement. Document Yves Le Gall.

Projet de plan de 1744 d’un corps de garde avec un magasin à poudre. Collection Gallica.

L’armement

Le fort est armé, dès le départ, de canons de 24 livres pesant 2 500 kilogrammes. Ceux-ci pouvaient tirer des boulets de 11,7 kilogrammes à 3 kilomètres.

Canon anglais de 24 livres du Maidstone, coulé à Noirmoutier en 1747, Saint Gilles Croix de Vie, 2011 Photographie François Pourageaux.

Vers 1800, les canons de 24 livres sont remplacés par des canons de 36 livres, pour contrer la puissance des canons, eux aussi de 36 de la marine anglaise. Les boulets pèsent 17,6 kilogrammes correspondant à un diamètre de 174,8 millimètres. La portée maximale est de 3 700 mètres. Ces canons pèsent environ 4 tonnes. Il faut 14 hommes pour manœuvrer de tels canons.

Un canon de 36 en position devant une embrasure de la batterie du Cabellou. Montage réalisé par Yves Le Gall.

À titre indicatif, de 1803 à 1808, les batteries du secteur ont chacune tiré : Beuzec (la corniche actuelle) : 22 coups, La Croix : 4, Cap Bellou : 137, Trévignon : 46, Beg ar Gazek (pointe de la Jument) : 46.

Les corps de garde sont entretenus par les paroisses.

Fort_du_Cabellou_(06)

A suivre…

 

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