Quand la Tour ne tint qu’à un fil…(1/2)

Peu cité aujourd’hui, le général Gustave-Auguste Ferrié (1868-1932) est le « père des transmissions militaires ». Sa mémoire a été rappelée le 15 février 2012 lors d’une cérémonie devant le monument du général Ferrié sur le Champ-de-Mars et de nouveau le 14 juillet quand les transmetteurs furent à l’honneur à l’occasion du 70ème anniversaire de la création de leur Arme.

A l’occasion du double anniversaire des 70 ans de l’arme des Transmissions et des 80 ans de la mort de Gustave Ferrié, Fortification et Mémoire va s’intéresser aux liens unissant le général Ferrié et la tour Eiffel ou, ainsi qu’il est souvent écrit comment Ferrié sauva la tour Eiffel. Dans une première partie, nous assisterons à la naissance de la télégraphie sans fil militaire et de quelle manière la tour Eiffel participe au développement de cette nouvelle technologie. Dans une seconde partie, nous entrerons dans une télégraphie et une radiographie sans fil en plein essor avec le développement de la triode, nous assisterons aux premières émissions de radiodiffusion civile, puis à la fin de la station radiotélégraphique de la tour Eiffel et au décès de Gustave Ferrié.

La télégraphie sans fil

Né à Saint-Michel-de-Maurienne (Savoie) le 19 novembre 1868, Gustave-Auguste Ferrié entre à l’École Polytechnique en 1887 et en sort comme sous-lieutenant du Génie. Il est d’abord affecté à l’École d’Application du Génie de Fontainebleau. Il rejoint en 1891, le 4ème régiment du Génie à Grenoble. Clin d’œil de l’Histoire, puisque Grenoble est à la pointe de la recherche sur l’électricité. Ferrié qui aime cette science s’inscrit à l’université comme auditeur libre. Début 1893, il participe à un stage de trois mois à la forteresse du Mont-Valérien (Suresnes) destiné à former les instructeurs nécessaires pour enseigner les télégraphies militaire, optique et électrique. Son passage remarqué au Mont-Valérien lui vaut d’y être affecté en 1895, d’abord comme instructeur, puis en 1897 comme commandant de l’École de télégraphie électrique du Mont-Valérien. Le lieutenant, puis le capitaine Ferrié, s’intéresse à la technologie naissante de la télégraphie sans fil (T.S.F.), entrevoyant déjà les immenses possibilités d’applications pratiques de cette invention dans le domaine de la télégraphie militaire.

En 1899, il est nommé au comité franco-britannique chargé d’étudier et de suivre les développements de la T.S.F.. Le 28 mars 1899, il assiste aux expériences de Marconi à Wimereux (Pas-de-Calais) et aux premiers essais de relation par T.S.F. entre Wimerieux et le phare de South-Foreland (Angleterre), soit une distance de 46 kilomètres. Ces premiers essais à vue directe sont concluants, les liaisons sont satisfaisantes par tous les temps : brouillard, vent, pluie, tempête. D’autres expériences avec des bateaux en marche ou en interposant des obstacles entre les deux antennes sont également concluantes.

Le 22 août 1900, il expose ses brillants travaux (fabriquant lui-même les appareils nécessaires à ses expériences) lors du congrès international d’électricité de Paris tenu dans le cadre de l’Exposition universelle. Sa communication a pour titre : « État actuel et progrès de la télégraphie sans fil par ondes hertziennes ».

Le ministre de la Guerre, Charles de Freycinet, le consulte pour savoir ce que pourront en être les applications militaires. Le ministre accorde une année à Ferrié pour parvenir à des résultats, mais les crédits et les moyens sont insignifiants, seule la volonté de Ferrié permet de surmonter les difficultés : le ministre veut que ce réseau de T.S.F. militaire soit développé et organisé sans concours de l’étranger et en faisant appel le moins possible aux ateliers civils.

En moins d’un an, Ferrié réalise les maquettes permettant d’établir des liaisons entre la caserne des Invalides (l’antenne est accrochée au dôme), le Mont-Valérien et le château de Saint-Germain. Il s’agit du premier réseau radio fonctionnant en France. Pari gagné !

Il est juste également de mentionner que l’ingénieur-constructeur Eugène Ducretet réalise dès 1898 des essais réussis de transmissions bilatérales entre la tour Eiffel et le Panthéon, soit quatre kilomètres.

 

Le chef de bataillon Boulanger (chef du Dépôt central de matériel et de la Télégraphie militaire installé aux Invalides) et le capitaine Ferrié sont les auteurs, en 1899, du premier ouvrage français sur la T.S.F. : la Télégraphie sans fil et les ondes électriques. Ce livre obtient un tel succès qu’il est réédité neuf fois en quinze ans, les auteurs effectuant à chaque fois les mises à jour nécessaires. La deuxième édition de cet ouvrage est disponible en lecture : la Télégraphie sans fil et les ondes électriques.

Le capitaine Ferrié invente le détecteur électrolytique, plus fiable et plus sensible que le cohéreur de Branly. Ce détecteur permet l’introduction de la lecture au son dans les stations de T.S.F.. Le détecteur électrolytique dans sa version de 1910 est utilisé par l’armée française lors de la première guerre mondiale.

 

 

Catastrophe à la Martinique

Après avoir obtenu une liaison entre Biot (près d’Antibes) et Calvi (Corse) avec diverses formes d’antennes, c’est en 1902 que Ferrié va mettre en application ses travaux après la catastrophique éruption volcanique de la montagne Pelée en Martinique. Éruption qui coupe le câble sous-marin entre la Guadeloupe et la Martinique. Se rendant sur place avec des installations fixes et mobiles, il rétablit la liaison entre les deux îles en y installant deux postes T.S.F.. La liaison est établie par deux stations d’une puissance de 120 Watts, installées à Beauséjour, près de la Trinité (Martinique) et à la Verdure, près de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe). Les antennes sont montées sur des mâts de 55 mètres de hauteur ; la distance entre les stations est de 180 kilomètres. Ce service utilisé pendant plus d’une année, attire l’attention du ministre de la Guerre, le général Louis André, sur les possibilités offertes par la T.S.F..

 Une plateforme en plein ciel

Préoccupé par l’insécurité des liaisons entre Paris et les places fortes aux frontières du nord et de l’est (télégraphie sur lignes et postes optiques), le ministre de la guerre espère que la « T.S.F. militaire » pourra assurer des liaisons fiables et sécurisées. Mais les distances sont importantes. Il faut obtenir des portées de plus de 400 kilomètres. La T.S.F. travaille sur le principe des ondes amorties : si l’on jette un caillou dans l’eau, les ondes provoquées par ce jet sont d’autant plus fortes et vont plus loin que le caillou est important et lancé avec force. En comparaison, pour que l’onde radioélectrique puisse aller le plus loin possible, il faut produire un choc électrique très puissant, avec une antenne la plus haute possible. Force est donc d’augmenter notablement la puissance des émetteurs et d’utiliser des antennes élevées, tant à l’émission qu’à la réception.

Ce problème de hauteur d’antenne préoccupe Ferrié, car les premières expériences de T.S.F. ont révélé que la valeur du champ radioélectrique dépend très largement de la hauteur effective de l’antenne. Il débute ses essais en employant les grands ballons de l’aérostation militaire pour déployer des antennes de 300 à 400 mètres de longueur, mais il cherche un point haut pour fixer à demeure une grande antenne en région parisienne.

Gustave Eiffel est un ami de Pierre Ferrié (le père de Gustave). Pierre Ferrié travaille en qualité d’ingénieur pour la compagnie Brassey-Fell à la réalisation d’une voie de chemin de fer à crémaillère entre Saint-Michel-de-Maurienne et Suse en Italie. Les deux hommes ont souvent correspondu dans les années 1867-1868 à propos de sites posant problèmes : vaut-il mieux construire un pont métallique, spécialité de Gustave Eiffel, ou un pont en pierres de taille, spécialité de Pierre Ferrié ?

Le jeune Ferrié est souvent invité lors de son passage à polytechnique chez les Eiffel et Gustave manifeste beaucoup d’intérêt envers le capitaine, polytechnicien comme lui.

Construite pour l’Exposition universelle de 1889, la pérennité de la Tour est loin d’être assurée : les dispositions de la convention tripartite signées par le préfet de la Seine, Eugène Poubelle, l’État et Gustave Eiffel stipulent que le 1ier janvier 1910, Eiffel perdra ses droits et la Tour reviendra à la ville de Paris ; avec un probable démontage.

De plus, la présence de la Tour en plein Paris soulève de vives polémiques (Protestation des artistes contre la tour de M. Eiffel). Artistes et intellectuels écrivent de nombreux pamphlets, comme celui de Guy de Maupassant : « Cette haute et maigre pyramide d’échelles de fer, squelette disgracieux et géant, dont la base semble faite pour porter un formidable monument de Cyclopes, et qui avorte en un ridicule et mince profil de cheminée d’usine ». Finalement, la Tour a continué à attirer les foules bien après la fin de l’Exposition universelle, faisant peu à peu taire les réticences.

En avocat persuasif, Ferrié convainc Eiffel de l’intérêt de sa Tour pour le progrès des transmissions radioélectriques. Et, sans doute pour assurer un avenir à sa Tour et redorer son image écornée dans l’affaire de Panama, Gustave Eiffel accepte le 15 décembre 1903 de financer le projet (40.000 francs) consistant à utiliser la Tour comme support d’antennes : « J’offre également de prendre à ma charge tous les frais qui pourraient résulter de ces expériences et l’installation d’un poste spécial. Je serais très heureux que mon offre pût être profitable à l’important service de la Télégraphie Militaire et servir la défense nationale ». Ce à quoi, la Direction du Génie répond : « accepter l’offre de Monsieur Eiffel sous la réserve de n’avoir aucune dépense à engager » ! Ferrié conduit désormais ses expérimentations en utilisant la tour Eiffel.

Le 21 janvier 1904, la tour Eiffel devient officiellement station de T.S.F.. Désormais, elle est la plus haute antenne radiophonique du monde.

Les premiers essais avec les forts parisiens (Bicêtre, Palaiseau et Villeneuve-St-Georges), puis avec les places fortes de l’Est et du Nord sont couronnés de succès.

En dépit des progrès apportés aux transmissions, la T.S.F. ne remporte pas un franc succès auprès des autorités militaires. Le capitaine Brenot, rapporte : «Les expériences de 1903 avaient laissé sceptiques les autorités dont dépendaient les télécommunications et excité des jalousies chez certains collègues de Ferrié. Le génie militaire comprenait alors une majorité de techniciens de nature relativement timide, qui s’étaient tournés vers cette arme en raison de son intérêt scientifique, tandis que, chez les artilleurs, le mordant du chic à zèbre (sic) corrigeait la réserve de l’ingénieur. Chez les timides, l’emballement de ce qu’on appelait déjà ‘la bande à Ferrié’ provoqua une réaction de prudence, d’inquiétude fort naturelle, mais qu’exploitèrent malheureusement aussitôt des jalousies, des rivalités d’intérêt et cet état d’esprit durera sept à huit ans. » 

Les constructions de l’Exposition universelle de 1889 viennent d’être démolies. Le Champ-de- Mars entouré de palissades est à l’abandon, couvert de broussailles (on peut paraît-il y chasser le lapin !), c’est dans ces lieux que le Génie construit les baraquements en bois qui vont abriter le premier poste de T.S.F. expérimental. Ils sont situés sur le prolongement de la diagonale tracée du pilier nord au pilier sud de la Tour, à environ 150 mètres du pilier sud.

 

L’émetteur est dit « à étincelles rares » et son antenne est constituée d’un seul câble attaché, d’abord au second étage, puis au sommet de la tour Eiffel et amarré par un hauban, à un arbre de l’avenue de Suffren. Sa puissance est successivement portée à trois kilowatts, puis à huit et à dix kilowatts peu avant la campagne du Maroc. La portée obtenue est d’environ 1.200 kilomètres, le jour et 2.500 kilomètres, la nuit.

Le récepteur comporte un système d’accord par bobine réglable et un condensateur variable, connectés à un détecteur électrolytique et son antenne est constituée par six fils divergents de 425 mètres, en fils d’acier de cinq millimètres, attachés au sommet de la Tour et prolongés par des haubans amarrés eux aussi aux arbres de l’avenue de Suffren.

La prise de terre est constituée de plaques de zinc soudées, enfouies à 50 centimètres, couvrant une superficie de 600 m2.

Dès 1907, des liaisons sont établies jusqu’en Tunisie, puis jusqu’aux États-Unis et ensuite dans le monde entier.

Ce succès, d’une grande utilité stratégique, sera l’élément majeur permettant de sauver l’édifice d’une destruction programmée. Les applications militaires s’étendront ensuite à des usages civils et la tour Eiffel sert dès 1921 à la diffusion de programmes radiophoniques.

 La Tour entre en campagne

Le traité d’Algérisas (province de Cadix, près du détroit de Gibraltar), le 7 avril 1906, a confié à la France le mandat de maintenir l’ordre au Maroc. En 1907, des attentats et des massacres visent les ressortissants français et européens. Pour faire face à la situation le gouvernement Clemenceau décide l’envoi d’un corps expéditionnaire sous le commandement du général Albert d’Amade.

Afin d’expérimenter le nouveau matériel de T.S.F. militaire en campagne de guerre, il est décidé qu’un détachement du 5ème Génie (Versailles) se joigne au corps expéditionnaire. Ferrié doit construire en hâte deux véhicules hippomobiles : un fourgon à quatre roues reçoit les appareils de réception et d’émission, et un à deux roues pour le groupe électrogène (puissance 2 CV et moteur à pétrole lampant). L’émetteur a une puissance d’un kilowatt émettant grâce à une antenne parapluie, montée sur une échelle Durand de vingt-cinq mètres inventée pour les géographes. Cette station mobile, puis une seconde suivront les colonnes. En 1908, le capitaine Ferrié part au Maroc où il déploie ses stations mobiles de T.S.F. pour établir des liaisons entre les troupes engagées dans les plaines de la Chaouïa et la métropole. La tour Eiffel entre en guerre, son émetteur voit sa puissance portée à 10 kilowatts et émet sur une longueur d’onde de 1.800 mètres.

 

Une station fixe installée, à Casablanca, reste en communication avec les stations mobiles. La moyenne des mots transmis et reçus dans chaque poste varie entre 500 et 1.000 mots par jour et 2.000 mots après un combat.

De nuit, cette station est relayée par le croiseur Kleber ancré au large de Casablanca, qui transmet directement à la tour Eiffel. De jour, les portées s’affaiblissant, le Kleber transmet à un croiseur positionné en rade de Tanger, et les radio-télégrammes empruntent le câble Tanger-Oran-Marseille.

Deux mille kilomètres séparent la tour Eiffel de Casablanca et pourtant elles communiquent en moins d’une seconde !

Pour la première fois de son histoire, l’armée dispose d’un réseau complet de communication par télégraphie sans fil pour ses opérations  militaires sur un théâtre extérieur.

Le commandant du corps expéditionnaire du Maroc, le général d’Amade, décrit le capitaine Ferrié comme : « un officier apte au service de la guerre, et la radiotélégraphie n’est qu’une manifestation de ses multiples aptitudes. La science pure et la haute compétence de cet officier n’ont jamais nui à ses qualité d’officier de troupe en campagne ».

La Tour et la T.S.F. font la Une

Dans son numéro de l’hiver 1908, la Croix illustrée fait sa Une « sur les travaux d’amélioration au poste militaire de télégraphie sans fil de la Tour Eiffel ». Le journaliste décrit ainsi les installations : « Il y a trois ans, un poste de télégraphie sans fil fut créé à la Tour Eiffel. Grâce à cette antenne de 300 m, des résultats sans précédent ont été obtenus. Depuis le début de la campagne marocaine, le gouvernement put se mettre par ce poste en communication télégraphique journalière avec le corps expéditionnaire de Casablanca. De même encore, la Tour Eiffel peut, elle, communiquer à volonté avec n’importe laquelle de nos places fortes. Mieux même, cette antenne unique au monde, recueille ; grâce à sa taille même, les séries d’ondes les plus faibles parmi celles qui ne lui sont pas destinées. Il n’y a guère de radio-télégrammes émis en France qui ne viennent ainsi s’y enregistrer.

Le dispositif des fils aériens constitutifs de l’antenne est assez curieux. On pourrait croire, à première vue, que la Tour Eiffel serait susceptible de constituer l’antenne elle-même. Ce serait une erreur. Celle-ci présente des pièces métalliques disposées en tout sens ; de plus, son ensemble forme cage avec enchevêtrement intérieur. La prendre comme antenne même, serait perdre la plupart des ondes émises qui ne se ‘décolleraient’ que dans des conditions très défectueuses. La Tour est donc, en l’espèce, un porte-antenne.

A la suite des résultats si concluants obtenus au cours de ses derniers mois, la création d’une installation fixe, pourvue des derniers perfectionnements, s’imposait en remplacement de la pauvre cahute en planches, toute de fortune, où les expérimentateurs opéraient jusqu’ici et opèrent encore à l’heure actuelle. On ne tardera plus à organiser le laboratoire fixe absolument nécessaire. Il sera constitué en sous-sol, au-dessous de la pelouse, par une vaste chambre maçonnée et voûtée.».

 La Tour et ses nouveaux locaux

 En novembre 1909, les cinq baraques de la station du Champ-de-Mars (surnommées Ferriéville par la presse) sont remplacées par une station souterraine en forme de cube de 775 m2, éclairée par une cour centrale de sept mètres sur neuf mètres. Ce changement de locaux est impératif car : ils deviennent vétustes, trop exigus et inadaptés aux progrès naissants de la T.S.F.. De plus, les riverains sont gênés par le bruit épouvantable produit par l’éclateur du circuit oscillant de l’émetteur à étincelles à rares et la ville de Paris aménage le parc de Champ-de-Mars.

L’entrée de cette nouvelle station se situe à cent cinquante mètres du pilier sud. Elle est peu visible, car le Génie a pris soin de la dissimuler dans un bosquet. L’inondation de 1910 provoque la rupture d’un égout passant sous la station, lui occasionnant des dégâts considérables. Il faudra plusieurs mois pour remettre en état locaux et matériels. Les baraquements sont remontés !

A la suite d’un journaliste, pénétrons dans la station : « En entrant dans la station, on pénètre dans la salle des essais (transformateur secteur, convertisseurs, bancs d’essais), puis dans le grand local haute tension où est installé le poste émetteur. De là, on pénètre dans le poste radiotélégraphique (tableau de manœuvres, tables de réception et de manipulation) ; enfin, dans les locaux d’habitation : chambres des officiers, sous-officiers et sapeurs télégraphistes. Le long de la galerie ouest, face à ces locaux, se trouvent le bureau télégraphique et téléphonique, l’atelier, le magasin, les lavabos et les sanitaires. Une petite voie Decauville démontable, permet le transport des appareils lourds, amenés par monte-charge. Les locaux sont munis d’une installation de chauffage central et d’une ventilation électrique ».

La Tour donne l’heure

Depuis toujours, chaque province a son heure calée sur le soleil. Les cadrans solaires, les horloges des clochers sont les références pour régler les montres. On peut observer une différence variant jusqu’à quatre minutes par degré de longitude d’une région à l’autre. Le développement des réseaux de chemin de fer nécessite l’uniformisation de l’heure.

Sur demande du Bureau des longitudes et après de nombreuses expériences novatrices, le 23 mai 1910, Ferrié fait transmettre l’heure à partir de la tour Eiffel, en liaison avec les astronomes de l’Observatoire de Paris. Ainsi, débute le premier service régulier de transmission des signaux horaires, unifiant l’heure sur l’ensemble du territoire français. Sa précision est de l’ordre du centième de seconde. L’émetteur est commandé par le contact d’une pendule placée à l’Observatoire de Montsouris, actionnant les relais de transmissions.

Cette émission permet aux navires de déterminer leur position en mer et révolutionne la mesure de différence de longitudes, ce qui lui vaut d’être nommé, en 1912, président de la Commission internationale des longitudes et de se voir décerner le prix Henri Wilde. La puissance du poste de la tour Eiffel, accrue peu à peu, atteint 40 kilowatts. Les signaux horaires sont entendus à 5.200 kilomètres la nuit, dans des circonstances favorables et moitié moins le jour.

Cette idée reprise dans le monde entier entraîne dès 1919, la création d’une organisation internationale dont le siège est à Paris.

Les problèmes liés aux réglages techniques de l’heure engendrent un épisode « courtelinesque ». Les sapeurs doivent quitter chaque jour la station de la tour Eiffel vers 11 heures pour régler les tops de l’Observatoire et ils n’en reviennent qu’à 13h00. Or, le règlement militaire de la place de Paris prévoit que jusqu’à midi, la petite tenue (tenue de service) soit portée et l’après-midi, on adopte la grande tenue (tenue de parade) avec épaulettes et baïonnette. Ce même règlement interdit aux sapeurs de la Tour de sortir de la caserne Dupleix (où ils sont logés) munis d’un paquet ; paquet qui permettrait d’emporter la tenue de circonstance ! Ce règlement met en porte-à-faux les sapeurs, puisqu’ils se trouvent en permanence dans la mauvaise tenue. Ainsi, la rencontre sur le trajet avec un officier, se solde inévitablement par des jours de salle de police. La situation s’envenime car les sapeurs sont en récidive permanente. Ils exposent la situation au commandant Ferrié, qui entre en colère contre : «ces crétins qui ne comprennent rien et dont le principal travail était d’embêter ceux qui assuraient le service ». A quelques jours de là, un officier de la place de Paris vient inspecter le poste de garde de la station et demande à voir le commandant Ferrié suite aux infractions répétées de ses sapeurs. Ferrié affable attire l’officier au centre de la station souterraine dans une zone totalement interdite. Puis, changeant d’attitude le commandant Ferrié lui dit : «D’abord, mettez-vous au garde-à-vous. Pour vous, le règlement est le règlement ? Eh bien ! Savez-vous qu’actuellement vous êtes passible de quinze jours d’arrêt de rigueur pour vous trouver en lieu secret, rigoureusement interdit ! Arrangez-vous comme vous vous voudrez, mais je veux que toutes ces histoires finissent et que l’on fiche la paix à  mes sapeurs lorsqu’ils sont en service commandé. Sinon le ministre vous donnera des ordres. Compris ? Rompez ! » A compter de ce jour, il n’y eut plus d’histoires.

 La Tour et la Grande Guerre

En 1910, le commandant Ferrié entreprend des recherches destinées à permettre l’installation des postes de T.S.F. à bord des dirigeables. Cette innovation présente de réels dangers. En effet, pour produire l’énergie de l’émetteur, il faut embarquer dans la nacelle du dirigeable : des condensateurs et des batteries d’accumulateurs pouvant enflammer en un rien de temps la masse de gaz considérable contenue dans l’enveloppe du dirigeable. La moindre étincelle peut se transformer en catastrophe. L’antenne pendante (cent mètres au dessous du dirigeable) constitue elle aussi un danger surtout en cas d’orage (plus tard, on installera un système de cisaillement de l’antenne). Conscient des risques, Ferrié tient à en être lui-même le premier expérimentateur.  Expériences qui faillirent lui coûter la vie. Néanmoins, il réalise la première liaison air-sol, considérée comme très positive, depuis le dirigeable Clément-Bayard. Cependant, pour alléger les dirigeables, les postes de T.S.F. et leur appareillage sont parfois démontés. Les transmissions sont alors assurées par des pigeons voyageurs, qui ont aussi l’avantage d’être plus discrets que les ondes radio.

Lieutenant-colonel le 23 mai 1914, à la déclaration de la guerre, il est mobilisé sur place (contre sa volonté) et est nommé : directeur technique de la radiographie militaire. L’émetteur à étincelles rares (dénommé la grosse ronflée à cause du bruit impressionnant dû à la production de l’étincelle au moment de la décharge des condensateurs) est définitivement arrêté et remplacé par un émetteur à fréquences musicales (dénommé la chantante à cause de la tonalité particulière, proche de la flûte, que donne cet émetteur à la lecture au son).  Le capitaine Brenot note à propos du nouvel émetteur : « Cette installation, réalisée de toutes pièces et un temps record, par le personnel de la station fut un véritable tour de force. On ne devrait pas être contraint à de telles improvisations…. ». Toujours à propos de cet émetteur, voici le témoignage de Maurice Deloraire, sapeur télégraphiste en service à la station de la tour Eiffel : «Le puissant ventilateur faisait, avec l’étincelle, un bruit terrible. Les électrodes en cuivre étaient partiellement volatilisées et il s’en dégageait des vapeurs vertes. Pendant les transmissions, la pièce était fermée à tout personnel à cause des hautes tensions appliquées ou produites, mais quand nous avions des visiteurs, nous ouvrions la porte pour les laisser regarder de loin. Ils étaient généralement très impressionnés par cette scène dantesque. Un jour, on me demanda de m’occuper d’un journaliste. J’avais pensé qu’en entrant dans la salle des émetteurs juste avant le début de la transmission, l’effet serait d’autant plus extraordinaire. Le pauvre homme eut un tel choc quand l’étincelle jaillit qu’il s’évanouit. J’eus tout juste le temps de la prendre sous les bras et de le tirer vers un endroit plus sûr. ».

Il y aura deux émetteurs à fréquences musicales qui resteront en service jusqu’en 1927.

La guerre devenant imminente, la station est mise en état de défense : le sol (en fait le toit de la station souterraine) est recouvert de troncs d’arbres et de poutrelles de fer pour la protéger des projectiles. Les ouvertures sont blindées. La cour centrale est entourée d’un haut grillage. La partie du Champ-de-Mars entourant la station est clôturée de palissades et gardée. Plus tard une communication souterraine est aménagée entre la station et la Tour. Ce dispositif est complété par : une section de projecteurs, une section de mitrailleurs et pièces d’artillerie anti-aériennes. C’est dire l’importance que l’on accorde à la T.S.F. et à la Tour. En effet, la Tour Eiffel est « la tête » de l’organisation radiotélégraphique, la seule station de forte puissance pouvant communiquer avec nos colonies, nos navires, nos alliés et les stations russes. De la même façon, elle est la seule à pouvoir capter les messages lointains et à trier le trafic déjà intense des autres pays et de l’ennemi. En cas d’invasion rapide de Paris, la France ne disposera plus de station puissante. Le gouverneur militaire de Paris, le général Joseph Gallieni donne l’ordre suivant : « Au cas où le pire se produirait, évacuer la population de la zone suburbaine, multiplier les trains, tenir prête la destruction éventuelle et instantanée de la Tour Eiffel et de la T.S.F. ».

Il existe cependant un pendant à la tour Eiffel, la station de La Doua près de Lyon. Le Génie a retenu un grand terrain plat de quarante hectares à Villeurbanne prélevé sur le domaine militaire du Grand Camp. La décision de créer une seconde station est prise le 25 juillet 1914 par le ministre de la Guerre Adolphe Messimy, en accord avec Ferrié et son adjoint. Pour monter cette station, on récupère le matériel de deux stations prévues pour être installées en Indochine (Saigon) et en Afrique occidentale française (Tombouctou). Cette station prévue pour prendre le relais de la Tour, est opérationnelle le 16 septembre 1914. Elle comporte huit pylônes de 125 mètres et dispose d’une puissance de 150 kilowatts.

Dès le début des hostilités, le poste de la tour Eiffel assure des liaisons régulières avec les places fortes frontalières, les quartiers généraux et les pays alliés : la Grande-Bretagne et la Russie. En dehors des horaires de vacation, les stations de la tour Eiffel et du Mont-Valérien enregistrent toutes les émissions qu’elles peuvent capter. Ainsi, fin août 1914, alors que l’aile droite de l’armée de Von Klück s’infléchit dans une manœuvre la détournant de Paris, la tour Eiffel capte des informations de la plus haute importance. Les messages du général Von Marwitz, commandant la division de cavalerie flanquant l’aile droite, révèlent que, par suite de l’extrême fatigue et du manque de nourriture pour les chevaux, ses éléments sont dans l’impossibilité de se mouvoir. Ces informations, couplées à des reconnaissances aériennes, décident le général Gallieni à intervenir, se sera l’épisode des « taxis de la Marne ».

Le 20 août 1914, un avion allemand lance trois bombes sur la capitale faisant une victime et deux blessés. Conscient de la fragilité de la station, d’autant plus vulnérable que la tour Eiffel constitue un magnifique repère pour les aviateurs ennemis, Ferrié et son équipe décident de déménager dans la station Trocadéro du métropolitain, alors en chantier et enfouie sous neuf mètres de terre. Le déménagement et l’aménagement de la nouvelle station sont réalisés en onze jours et onze nuits de travail acharné. Si cette station venait à être prise par l’ennemi, le personnel peut évacuer par un souterrain débouchant au bois de Boulogne, après avoir détruit les installations par un système d’explosif.

Sur le front, le pilonnage de l’artillerie pulvérise les câbles téléphoniques. Seule la T.S.F. militaire peut assurer les liaisons nécessaires.

 

 

Inspecteur des télégraphies militaire, le colonel Ferrié (depuis le 26 décembre 1915) va organiser la T.S.F. militaire :

  • création du Service de repérage par le son,
  • amélioration de la T.S.F. « sous-marine »,
  • création de services d’études et d’expérimentation avec la mise en place de trois équipes d’ingénieurs, de professeurs et de physiciens (au 51bis, rue Latour-Maubourg dans les bureaux de Ferrié, à la tour Eiffel et à Lyon) qu’il va chercher au front et parfois même en première ligne. L’équipe parisienne comprend le futur prix Nobel de physique en 1929,  Louis Victor de Broglie,alors caporal.
  • création d’une section radiogoniométrique,
  • création d’un réseau radiogoniométrique implanté de la Manche au Jura, suivant une ligne plus ou moins parallèle au front. Toutes les stations sont reliées par lignes téléphoniques à la tour Eiffel. Elles permettent de déterminer, avec très peu d’erreurs la position des zeppelins, ainsi que celle des stations allemandes,
  • étude et mise en place de la télégraphie par le sol (T.P.S.) en première ligne et dans les postes avancés.

Alors que la station compte une vingtaine d’hommes au début de la guerre, ils sont près de cinq cents en 1918 !

Les installations techniques font l’objet d’une modernisation permanente. Mais ses émetteurs, comme ceux de La Doua, ne reçoivent pas de lampes puisqu’elles ne permettent pas (encore) d’obtenir de grandes puissances.

Pour aller plus loin dans le domaine de la T.S.F., un manuel élémentaire de 1914 du capitaine de frégate C.Tissot : Le manuel élémentaire de télégraphie sans fil.

Le plus de Fortification et Mémoire

Les voitures T.S.F. de l’armée française – 1904 à 1918

Fortification et Mémoire, vous propose en complément un article paru, dans le numéro 99 du magazine « GBM », sous la plume de François Vauvillier.

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