Le Mont Pinçon, une vocation à émettre

Dans cet article, Fortification et Mémoire va s’intéresser à un lieu oublié de l’Histoire : la station de radioguidage Knickebein de Mont Pinçon, dans le Calvados. Il y a quelques années, nous avons découvert cet endroit en regardant une série de cartes au 1/25.000 de la région de Caen dans le cadre d’une visite sur les sites de la Bataille de Normandie. Sur la carte IGN 1513 O (Aunay-sur-Odon), au point côté : le Mont Pinçon, figure un petit pentagone légendé, Blockh.. Cette annotation a immanquablement déclenché notre curiosité. Sur place, nous avons rencontré monsieur David Lecoeur, grand spécialiste du site de Mont Pinçon et de la bataille éponyme. 

Voici ce qui nous attendait…

Présentation des lieux

Dominant la plaine de Caen et la Suisse Normande de ses trois cent soixante-cinq mètres, le Mont Pinçon (à dix kilomètres au sud d’Aunay-sur-Odon) est situé sur la commune du Plessis-Grimoult. Il est le point culminant du Calvados.

Cette petite bourgade normande de trois cent soixante habitants (les Grimoultais) vit à l’ombre de ses pylônes radioélectriques. Ce sont en premier lieu, les antennes installées par les Allemands. Viennent ensuite, l’émetteur élevé en 1956 par la Radiodiffusion-télévision française (R.T.F.) et en 1966, les pylônes de la TéléDiffusion de France (T.D.F.), dont un d’une hauteur de deux cent vingt mètres en remplacement du premier. En dernier lieu, dans les années 1990, celui des transmissions militaires.

plessisgrimoult1Ce village, qui de prime abord, se laisse traverser sans qu’aucune aspérité ne vienne retenir le touriste pressé, recèle, cependant, quelques curiosités. En voici un petit inventaire :

  • des tombelles gauloises sur le site du Mont Pinçon  ;
  • un camp romain dont les talus se devinent encore, attestant de la présence d’un important carrefour de voies romaines ;
  • des carrières gallo-romaines sur les flancs du Mont Pinçon ;
  • une enceinte fortifiée ;
  • les vestiges d’un prieuré, dont Jacques-Bénigne Bossuet fut l’abbé commendataire (administration temporaire d’un bénéfice ecclésiastique confiée à un séculier jusqu’à la nomination d’un titulaire) au XVIIe siècle, qui possédait l’unique verger conservatoire ceint de remparts en France, une sorte de château miniature, réplique de la forteresse royale du Louvre ;
  • une station émettrice et de radioguidage allemande construite en 1940 ;
  • un monument, en contrebas du site de Mont Pinçon, dédié à la mémoire des soldats du 13/18th Royal Hussars tombés lors de la prise du Mont, le 7 août 1944, monument inauguré en juillet 1995 ;
  • les sites de transmissions militaire et civil.
     

Le village du Plessis-Grimoult est partie prenante du parcours intitulé « L’’Affrontement ». Celui-ci matérialise les tentatives de percées britanniques pour contourner Caen par l’ouest. Il s’agit de l’un des huit parcours chronologiques permettant de découvrir les lieux et le déroulement de la Bataille de Normandie. Ceux-ci ont été mis en place par l’espace historique de la Bataille de Normandie. [ Vous pouvez retrouver ces parcours, page 170 du guide des lieux de mémoire Ce guide est consultable à l’article : « Les guides des lieux de mémoire »]. Un circuit d’interprétation part du village, conduit les promeneurs jusqu’au sommet et à un panorama sur le bocage Virois.

Le plus de Fortification et Mémoirela vidéo du parcours « L’’Affrontement ».

   

Le Mont Pinçon

Capture1Le Mont Pinçon est un massif imposant, le « géant » du Calvados. En voici une description datée de 1940, par d’Albert Grandais (la bataille du Calvados) : « A son pied coule une petite rivière : la Druance. Sur la rive opposée, quelques herbages et les labours font place progressivement à la forêt qui tapisse ses flancs, mais le sommet lui-même est constitué par un vaste plateau couvert de rabougris, d’ajoncs, de fougères et de bruyères avec çà et là quelques bouleaux argentés : paysage à la fois de lande bretonne et de maquis corse ».

A cette époque, l’endroit est sur sa crête complètement dénudé, alors qu’aujourd’hui, il est recouvert de boqueteaux, de ronciers et de genêts. Une végétation qui n’a pas facilité nos recherches. Y poussent également trois espèces d’orchidées.

Situé en retrait de la côte de la côte Normande, le Mont Pinçon bénéficie d’une situation privilégiée. À son sommet, la ville de Caen apparaît, et parfois par temps clair, il est possible de discerner la mer. De plus, sa planéité sommitale et sa vue circumterrestre en font, de facto, un endroit radio électriquement favorable.

Dès l’été 1940, sur la côte normande, de Cherbourg à Dunkerque, les Allemands installent un grand nombre de stations radars permettant de connaître l’activité de l’aviation anglaise. Ainsi, quatre-vingt sites de détection radar et de radioguidage sont en majorité groupés sur deux zones : le Cotentin et entre l’estuaire de la Seine et Dunkerque.  Ces sites sont capables d’effectuer des recoupements de manière à localiser les escadrilles alliées ou à guider les bombardiers allemands.

De la hauteur stratégique offerte par le Mont Pinçon, les Allemands commencent en juillet 1940 à y installer l’un des centres servant à diriger l’aviation allemande (Luftwaffe) vers l’Angleterre pour appuyer l’opération « Lion de Mer » (Unternehmen Seelöwe, l’invasion de l’Angleterre) et à guider les raids aériens sur l’Angleterre.

La station de radioguidage

A partir de septembre 1940, pendant la Bataille d’Angleterre, les bombardements de jour diminuent progressivement en intensité pour céder la place à des bombardements de nuit. Ce type de bombardement pose des problèmes : comment assurer la navigation jusqu’à l’objectif et comment savoir à quel moment lâcher les bombes ? La solution fut le radio-guidage, qui va s’avérer très efficace. Il est adopté par un petit nombre d’unités spécialisées dans le bombardement nocturne. Les tactiques de bombardements à large échelle avec ce système ne sont pas encore développées en ce début de la guerre.

La station de radioguidage du Mont Pinçon emploie le système dénommé Knickebein ou système K. Douze stations de ce type ont été recensées, dont six près des côtes françaises :

  • K6 – Mont Violette (Pas-de-Calais);
  • K7 – Greny (Seine-Maritime);
  • K8 – Mont Pinçon (Calvados);
  • K9 – Beaumont-Hague (Manche);
  • K10 – Sortosville-en-Beaumont (Manche);
  • K11 – Saint-Fiacre (Morbihan).

   Le Knickebein

Le Knickebein (« jambe pliée », « patte folle » ou « jambe tordue » en français, à cause de la forme particulière de ses antennes) est un système développé à partir de la méthode Lorenz. Pour simplifier, on peut dire que lorsque l’avion suit le bon cap, il reçoit un signal continu; s’il dévie à gauche ou à droite, il reçoit un signal interrompu. Comme les deux signaux interrompus sont différents, le pilote sait exactement s’il se trouve à droite (des traits) ou à gauche (des points) de son cap et peut le rectifier pour retrouver le signal continu. Mais, un seul Knickebein ne peut donner que l’indication de la direction de l’objectif, sans pouvoir indiquer au pilote la distance parcourue et celle restant à parcourir…c’est là qu’intervient un autre (ou d’autres) Knickebein émettant avec une fréquence légèrement différente, dans le but de croiser son signal avec le premier. Le croisement des différents signaux donne, par triangulation, les distances. Le croisement final (zone inter-signaux) est localisé juste au-dessus de l’objectif. Une fois que le pilote approche de sa cible, le radionavigant s’accorde sur une autre fréquence pour recevoir le signal du second émetteur. Deux tonalités régulières de chaque émetteur indiquent leur croisement et qu’ils sont sur l’objectif. Pour ce faire, les antennes sont plus grandes (avec beaucoup d’éléments), extrêmement directives, permettant un faisceau beaucoup plus étroit et augmentant également la puissance d’émission. Le système conserve la commutation des deux réflecteurs qui permet de modifier légèrement la direction des faisceaux.

Le Knickebein prend, en Angleterre, le nom de code de « Headache » (« mal de tête »).

 
 
Sur des bombardiers abattus en Angleterre, la Royal Air Force (R.A.F.) récupère deux postes récepteurs intacts, et avec les renseignements obtenus auprès des pilotes prisonniers, elle dispose de deux solutions pour contrer les signaux allemands :
 
  • brouiller le signal;
  • manipuler le signal pour envoyer de fausses données de navigation.

La R.A.F. opte pour la manipulation du signal.  Pour manipuler le signal, il faut d’abord l’examiner attentivement pour émettre son propre signal Knickebein. C’est la mission du Service Y (service composé de radioamateurs). Pour cela, les radioamateurs ne disposent que de radios commerciales capables de recevoir dans la bande souhaitée des trente Mégahertz, les S27 de Hallicrafters.

 
Munis de ces informations, les britanniques ont commencé à émettre leurs propres traits synchronisés sur trente, trente et un et trente trois mégahertz utilisant des émetteurs de cent cinquante watts réquisitionnés dans les hôpitaux. Beaucoup de bombardiers allemands se perdent, subissent des pannes d’essence : déroutés par les faux signaux, ils se sont éloignés de leurs objectifs.
 
Le Knickebein n’émet pas en permanence…seulement lors des bombardements. Ce programme de détection et de « désinformation de navigation » est appelé Aspirine ( en regard du nom Headhache donné au Knickebein allemand). Avec l’avancement de la guerre, les pilotes allemands sont devenus plus habiles en discernant leurs propres signaux Knickebein de ceux des Anglais. Et, comme c’est le cas dans toutes les guerres majeures, la technologie fait des progrès à un rythme accéléré – Knickebein est en fin de compte remplacé par le X-Gerät . Ces nouveaux émetteurs sont utilisés avec des effets ravageurs pendant le bombardement de la ville anglaise de Coventry. La réponse anglaise est surnommée Bromide (bromure), un analgésique plus actif que l’aspirine.
 

Pour fonctionner correctement, le site de Mont Pinçon est couplé avec une autre station de facture identique localisée à Sortosville-en-Beaumont (dans le département de la Manche, au nord-est de Barneville-Carteret), codée K10.  

Pour aller plus loin :

  • l’organisation des systèmes de radionavigation de la Luftwaffe en Normandie en 1944. Cliquez pour lire l’article.
  • la bataille des faisceaux par Pierre Goyette. Cliquez pour lire l’article.

La station de Mont Pinçon

Avertissement : l’endroit est une propriété privée (hormis la table d’orientation et le lieu de mémoire). L’été, la végétation peut dissimuler certains obstacles, certains trous…. . Près des cheminées d’aération de l’abri-usine, il existe des puits profonds, sans garde-fous. L’endroit est humide, prévoir un équipement en conséquence. Soyez prudent !
 
La station est construite fin 1940 par la Luftwaffe. La positon comprenait :
 
  • un abri-usine;
  • des baraquements en bois, dont une salle de cinéma;
  • un poste de transformation électrique;
  • une antenne de type Elefant;
  • l’émetteur Knickebein FuSan 721;
  • quelques éléments pour la défense rapprochée du site et un réseau de tranchées ceinturant la position.

L’abri-usine

L’abri-usine est encore visible dans son intégralité. Il s’agit du type à petites ouvertures, et se présente comme un carré de vingt-trois mètres de côté. L’abri-usine est accessible par deux entrées protégées latéralement par des joues obliques soutenant les terres qui recouvrent les parois extérieures. Ces entrées forment des couloirs larges de près de deux mètres et longs, pour le couloir de gauche de 6,50 mètres et pour celui de droite de 8,30 mètres. On y remarque, en fentes verticales dans les parois, les logements de l’empilement de poutrelles métalliques destiné à bloquer toute intrusion ennemie. Ce type de barrage, impossible à démonter de l’extérieur, permet d’obtenir un bouclier d’acier très résistant dans lequel il est aisé de laisser une fente de surveillance et de tir. Les portes blindées ont disparu, seuls restent en place les dormants.

     

Le couloir de droite s’ouvre, à gauche, sur des toilettes. Puis, il débouche dans une première pièce : la salle des machines (groupe diésel-alternateur). Elle possède encore sur ses murs des carreaux de faïences blancs. Cette salle, longue de 4,30 mètres et large de 9,25 mètres, est divisée en trois parties communicantes, les murs de séparation sont en briques. Au sol, les goulottes de passage permettent le passage des câbles électriques de distribution et d’alimentation en gazole du groupe électrogène. Des supports particuliers semblent indiquer que le réservoir du groupe se situe dans la salle des machines. Tout au fond, une grande salle, autrefois parquetée (6 mètres par 9,75 mètres), munies de passages pour câbles et gaines, servit probablement de salle d’opération et de calcul.

     

Le couloir de gauche donne sur deux chambres successives (6 mètres sur 6 mètres pour la première et 4,90 mètres sur 5,90 mètres pour la seconde) avec plusieurs encastrements de passage vers l’extérieur pour les câbles électriques et les gaines d’aération. Dans la seconde pièce, une porte (dont il ne reste que les montants) donne accès à la grande salle voisine de droite. Ces deux pièces, également parquetées, seraient la salle des compensateurs, pour la première, et une chambre de repos pour les opérateurs, pour la seconde.

   

La toiture de l’abri-usine est épaisse de trois mètres de béton armé. Les murs extérieurs semblent avoir bénéficié du même degré de protection, mais la végétation environnante rend la précision difficile. Cette toiture est coiffée de cinq cheminées nécessaires à l’aération intérieure de l’abri. Celle-ci portent toujours les stigmates du combat d’août 1944, sous la forme de nombreux impacts.

     

Au pied d’une des cheminées, une ouverture est pourvue d’échelons métalliques. Il s’agit de l’issue de secours de l’ouvrage. A l’intérieur, nous n’avons pas trouvé l’accès à cette issue de secours. L’abri-usine ayant servi de centre d’internement pour les maquisards en 1943/1944, il est possible que l’accès en ait été muré.

 

La zone vie

Les baraquements en bois ont bien évidement disparus, seuls subsistent le réseau de tout-à-l’égout, un puits et le poste de transformation électrique.
 
L’antenne de type Elefant
 
Les Allemands installent (à une date inconnue, 1944 (?)) une antenne Elefant. Il s’agit d’une antenne radio, haute de quarante mètres (Kleine Elefant), constituée d’un treillis métallique. A son sommet, les Allemands placent des jumelles binoculaires, bénéficiant d’un formidable point de vue. En retrait de l’abri-usine, sur ses arrières, se cachent l’embase du pylône et les points d’ancrage des haubans.
 
 
L’émetteur Knickebein FuSan 721
 
Légèrement éloigné de l’abri-usine, on trouve enfoui sous les genêts et les ronces la base du rail circulaire de roulement. L’émetteur se présente sous la forme de quatre paires de dipôles pour l’émission des deux demi-signaux supportés par des barres horizontales, formant un cadre mobile pivotant autour d’un axe central.
 
     
     
Les deux antennes sont encore présentes sur le site au début des années 1950, avant de devenir la proie des ferrailleurs.
 
Le Mont Pinçon contemporain
 
Les émetteurs de télévision
 
Engagée depuis peu dans un vaste plan de développement de ses moyens d’émission, la R.T.F. décide en 1953 d’édifier un centre émetteur près de Caen. Les essais de propagation s’étant avérés concluants, c’est le Mont Pinçon qui est retenu. Sur le lieu choisi, ne se trouve qu’un petit cabanon fabriqué avec des caisses à munitions. Il est habMire au cheval de Marly-1953ité par un Italien qui est relogé par la commune. Commencés en juin 1953, les travaux du cente s’achèvent en juillet 1956 avec la mise en service d’un émetteur de télévision de vingt kilowatts. Celui-ci diffuse, la première chaîne en noir et blanc avec la mire au cheval de Marly, à partir d’un pylône support d’antennes de deux cents mètres de haut.
 
 

En :

  • septembre 1957, cet équipement est complété par trois émetteurs de radio à modulation de fréquence de douze kilowatts (France Inter, France Musique et France Culture);
  • décembre 1964, l’Office de Radio diffusion de Télévision Française (O.R.T.F.) met en service un deuxième émetteur de cinquante kilowatts pour la deuxième chaîne;
  • juin jusqu’à décembre 1966, est réalisée la construction d’un nouveau pylône de deux cent vingt mètres, pour couvrir des zones supplémentaires;
  • 1974, l’émetteur de cinquante kilowatts de la troisième chaîne est installé;
  • 1979, le centre de Mont Pinçon diffuse la chaîne T.F.1 en couleur;
  • 1980 et au cours des années suivantes, de nouveaux émetteurs sont installés au fur et à mesure que naissent de nouvelles chaînes;
  • 1993, le centre devient automatisé;
  • 2010 (le 9 mars), Mont Pinçon est au rendez-vous de la télévision numérique.
       
Le centre hertzien militaire
 
Dernier implanté sur le site du Mont Pinçon, le centre hertzien militaire est intégré dans le maillage du réseau militaire de télécommunication. Le centre est constitué d’un pylône de quarante mètres et de son abri métallique.
 
Coupure de presse relatant l'instalation "d'une nouvelle antenne au Mont Pinçon". Collection Fortification et Mémoire.  
Pour compléter cette visite vous pouvez vous rendre au musée du radar de Douvres-la-Délivrance.
 
Si la bataille de Mont Pinçon vous intéresse, voici deux ouvrages :
 
 
 
Nous espérons que cet article vous aura intéressé tout autant qu’il fut passionnant pour nous à écrire. En tout cas, Fortification et Mémoire est heureux de vous faire partager le fruit de son travail.
 
Sources
 
Bibliographique :
 
  • La bataille du Calvados. Albert Grandais. Presse de la Cité.1973.
  • 1944 : le Mur de l’Atlantique en Normandie. 39/45 Magazine n°11. Mai-juin 1986.
  • Organisation du système de radionavigation de la Luftwaffe en Normandie en 1944. Colonel (er) Jean-François Salles.
  • La bataille des faisceaux par Pierre Goyette.

Internet :

  • wikipedia.org
  • atlantikwall.pagesperso-orange.fr
  • bunkers.voila.net
  • j28ro.blogspot.fr

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