Mont-Dauphin : Villeneuve, Vauban et d’Arçon (3/4)

Mont-Dauphin vu du ciel. Collection Géoportail.

Dans cette troisième partie, nous vous proposons de visionner, en guise d’introduction, quelques vidéos de la place forte. Puis, nous parcourrons le Mont Dauphin des années 1885 en compagnie de Dauphin Guillestre, le bien nommé, en croisant les illustrations anciennes (chaque fois que cela est possible) et contemporaines.

Petite promenade dans le Mont-Dauphin de 1885

Les vidéos :

Avant d’arpenter la place forte, Fortification et Mémoire vous propose de regarder les vidéos ci-dessous :

La place forte de Mont-Dauphin :

Une visite guidée du fossé du corps de la place de Mont-Dauphin avec l’historien et spécialiste de la fortification, Nicolas Faucherre. Toutes les règles de la guerre y sont codifiées dans une géométrie parfaite :

Extrait d’une vidéo de 1990 : ici.

Dans les pas d’un promeneur de 1885 :

Le plus de Fortification et Mémoire : les travaux de 1800 ((c) Aristeas). Utiliser les signes + et – pour zoomer et les barres de défilement ou la souris pour naviguer dans la place forte.

Le plus de Fortification et Mémoire : les travaux de 1885 ((c) Aristeas). Utiliser les signes + et – pour zoomer et les barres de défilement ou la souris pour naviguer dans la place forte.

Il fait encore chaud en ce mois de septembre 1885, lorsque Dauphin Guillestre, randonneur de la première heure, s’engage sur le Pont-Rouge [reconstruit plus haut après les inondations de 1948, puis détruit en 1957 et remplacé par le pont actuel], enjambant le Guil. Il dépasse la chapelle Saint-Guillaume, emprunte la rampe en lacet menant au front d’Embrun. À mi-chemin, il franchit sans encombre, via un pont-levis à bascule, un premier corps de garde défensif casematé et pourvu d’un mur à la Carnot percé de créneaux de fusillade. Au-dessous de lui est disposé une batterie d’artillerie [la batterie du Colifichet]. En vue du front d’Embrun, la route contourne un corps de garde construit vers 1700 en surveillance du front éponyme en attendant sa construction puis, la demi-lune d’Orléans encore en travaux [elle restera inachevée]. Dauphin est impressionné par la hauteur de la courtine qui se dresse devant lui [près de vingt mètres]. Il pénètre dans la place forte, par un Poncelet via une grande poterne [la porte d’Embrun ou « porte de secours »] percée au centre de la courtine. En franchissant le haha, Dauphin s’amuse à en faire résonner les madriers sous l’œil amusé des sentinelles.

Le front d’Embrun de la place forte de Mont-Dauphin. Au premier plan, on aperçoit le corps de garde, puis la demi-lune d’Orléans et la porte d’Embrun percée au centre de la courtine. De la courtine dépassent les toits de la caserne Rochambeau. Collection site vauban.org

La porte d’Embrun et à droite la demi-lune d’Orléans. Collection site vauban.org

Carte postale photographique ancienne montrant trois soldats devant la porte d’Embrun. Collection cartalpes.fr

Carte postale représentant le front d’Embrun.

En s’engageant dans le passage, Dauphin remarque que celui-ci est courbe, sans doute, pense-t-il, pour éviter les tirs d’enfilade. Au sortir du passage couvert, une odeur agréable flatte notre promeneur. En effet, celui-ci longe le pavillon des Fours où les larges fours à pain fonctionnent à plein régime. Tout en savourant le morceau de pain offert par les boulangers, Guillestre longe la caserne Rochambeau.

 

Carte postale montrant des soldats rassemblés devant la caserne Rochambeau. Sur la droite, on aperçoit le débouché de la porte d’Embrun, à noter l’œil-de- bœuf au dessus de la porte. A remarquer l’orthographe « Rochambaud ».

Ces casernes casematées, dites casemates K [elles prendront le nom de caserne Rochambeau à partir des années 1886, rebaptisées, comme beaucoup de bâtiments militaires, de casernes et de forts par le général Boulanger, alors ministre de la guerre], construites de 1766 à 1788, épousent le front d’Embrun sur 200 mètres. La caserne Rochambeau est composée de cinq corps de bâtiment, chacun élevé sur trois niveaux et voûté à l’épreuve de la bombe [celle d’avant l’obus-torpille]. À l’origine, la caserne est couverte d’un toit-terrasse prévu pour servir de plateforme d’artillerie. Pour résoudre des problèmes permanents d’infiltrations d’eau menaçant la stabilité de l’édifice, on vient de la recouvrir d’une toiture en ardoises. Dauphin, en s’avançant dans la large cour à l’anglaise en avant de la caserne, en contrebas du terrain, découvre deux volées d’escalier courbes et une niche abritant une fontaine s’ouvrant dans le mur de soutènement concave. L’eau jaillit de la bouche de deux masques à figure humaine en retombant dans un bassin.

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Carte postale colorisée de la caserne Rochambeau Au premier plan, l’arc-boutant et son escalier.

La caserne Rochambeau et son escalier posé sur un arc-boutant. Collection France-Voyage.com  

En gravissant l’escalier combiné au grand arc-boutant [les deux arcs-boutants permettent de bloquer la poussée des angles des deuxième et troisième corps de bâtiment], notre promeneur pénètre sous la vaste couverture couvrant le toit-terrasse d’origine.

L’escalier posé sur l’arc-boutant. Construit en 1785, l’arceau vient contrebuter la trop grande poussée des murs du bâtiment, tout en donnant accès, par son escalier monumental, à la terrasse encore découverte.

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Carte postale montrant l’escalier monumental de la caserne Rochambeau. A remarquer sur la droite, l’inscription noire sur fond blanc : « CASERNE ROCHAMBEAU ».

Cet espace a été conçu pour être polyvalent, comme magasin et pour servir à l’entraînement des soldats à couvert [surface de 2 000m2]. Les 255 mètres de la charpente sont constitués de multiples pièces de bois modulaires. La conception modulaire de cette charpente est réalisée selon le principe de Philibert Delorme.

   

– environs de 1985.

Carte postale montrant une vue magnifique de la charpente et de l’espace disponible.

Tournant le dos à la caserne Rochambeau, Dauphin emprunte la rampe passant devant la demeure du portier-consigne. Elle contourne la plantation de peupliers d’Italie et d’ormeaux du capitaine du Génie Massillon et le conduit au village de Mont-Dauphin. Arrivé à un carrefour, sur sa droite, il aperçoit au premier plan les écuries. Elles accueillent les chevaux destinés aux manœuvres des pièces d’artillerie et les mulets utilisés pour le ravitaillement de la place en vivres. Au fond, le long du front du Guil, se dessinent les toits des « casernes neuves » [elles prendront le nom de caserne Binot à partir des années 1886, rebaptisées, comme beaucoup de bâtiments militaires, de casernes et de forts par le général Boulanger, alors ministre de la guerre]. Les bâtiments, sous forme de modules-types de casernes, [cinq modules à trois niveaux pour 80 mètres de façade] conçus par Vauban sont, ici, placés en décalé pour s’adapter à la pente. Entre les « casernes neuves » et l’écurie, notre pédestrian remarque le bâtiment abritant la pompe à main. Celui-ci à l’épreuve des bombes couvre la grande citerne imaginée par Vauban [1 840 m3], pour stocker l’eau en cas de siège, ainsi que son puits.
 
binot

La caserne Binot, parfois nommée caserne d’artillerie. Au premier plan : le magasin à poudre ceint de son mur d’enceinte faisant office de pare souffle et la guérite du factionnaire. A droite, les toits de l’écurie. Entre ces deux bâtiments au premier plan, le puits de la grande citerne et à l’arrière plan, le bâtiment coiffant la grande citerne.

Caserne Binot

Carte postale photographique montrant : le front du Guil, les casernes Binot et Rochambeau, le toit des écuries, le parc et le passage au travers du front d’Embrun.

La caserne Binot et au premier plan, le bâtiment abritant la pompe à main de la citerne principale.

Au fond la caserne Binot (Caserne d’Artillerie) et le bâtiment recouvrant la citerne. A gauche, des agrès pour l’entraînement des soldats. A droite, la caserne Rochambeau près de l’accès du front d’Embrun (Corps de Garde).

Un groupe de soldats posant pour le photographe. Au fond, la caserne Rochambeau et devant celle-ci la caserne Binot, le bâtiment abritant la citerne et les écuries.

Avant de partir sur la gauche et de s’engager sur le chemin traversant la plantation [aujourd’hui l’allée Massillon], notre visiteur jette un œil vers un bâtiment isolé, gardé par une sentinelle : le magasin à poudre du front du Guil. Celui-ci est ceint de son mur pare-souffle et peut contenir jusqu’à 50 tonnes de poudre [pour plus d’informations sur ceux-ci, vous pouvez consulter notre article sur les magasins à poudre].

Le magasin à poudre du front du Guil.

Vue générale du front est, de gauche à droite, le magasin à poudre, la caserne Binot avec la grande citerne et les écuries et la caserne Rochambeau.

Au sortir de la plantation, Dauphin aperçoit à sa gauche le cimetière et une levée de terre en arc de cercle. S’avançant légèrement, il découvre ce que masque cette levée : la batterie dite de l’église [ou batterie 84]. Ce sont quatre traverses-abris édifiées avec de la terre en provenance d’une butte arasée et des pierres du transept et de la nef de l’église dont les travaux ont été stoppés vers 1800. Elles sont destinées à recevoir huit pièces de la nouvelle artillerie rayée d’action lointaine prévues lors de réaménagement de la place dans le cadre du système Séré de Rivières [cette batterie construite en 1879 fait partie d’un ensemble de batteries comprenant : la batterie 85, la batterie du Colifichet, la batterie du balai et une batterie de terre en avant du front d’Eygliers (1939)]. Cette batterie dispose d’un parados.

Les traverses-abris de la batterie 84.

Carte postale avec une vue générale du front de la Durance, avec de gauche à droite, l’arsenal, l’église et la « batterie 84 ». On remarque : les traverses-abris et les deux traverses en terre. Au fond, la toiture de la caserne Rochambeau.

05082_1Guillestre, transpirant sous les dernières chaleurs de cette fin d’été, décide de se reposer un instant sur un banc près du lavoir. Il regarde avec une certaine curiosité l’église, comme si elle n’avait jamais été terminée. Un villageois, un vieux Mont-Dauphinois, remplissant son pot à eau, se met à lui conter l’histoire de cette église inachevée. La construction de l’église paroissiale de Mont-Dauphin, dédiée à Saint-Louis, roi de France, est entreprise entre 1697 et 1699, après les premiers travaux de fortification du site. Les fondations sont creusées entre 1697 et 1699 et la première pierre bénie le 20 juillet 1700, quelques mois avant la visite de Vauban qui approuve les dispositions du projet. L’église est consacrée le 2 janvier 1706 dans un état inachevé se limitant à un chœur couvert, fermé par un mur provisoire, à la base du clocher et à la chapelle des pénitents accolée au nord-ouest. Dès 1783, on envisage une première fois la démolition de l’édifice pour en récupérer les matériaux. En 1790-1791, la couverture du chœur est cependant refaite. Transformée en entrepôt pour viande salée, fourrage et bois de chauffage pendant la Révolution, l’église est rendue au culte en 1803. À cette date, le chœur et le transept dévolus au culte sont la propriété de la commune, tandis que les parties inachevées appartiennent au Génie. Des réparations urgentes sont confiés à un maçon, Paul Agnel, en 1807. Le clocher est réparé une première fois en 1836, à la suite d’un orage. Il est alors envisagé de construire un toit avec piédroit en maçonnerie au-dessus du clocher. Dès 1844, la commune envisage d’agrandir l’église. Un devis est fourni qui prévoit le prolongement de la nef, la reconstruction de la flèche du clocher et l’édification d’une sacristie pour remplacer celle installée dans la chapelle des pénitents. Le service du Génie est à l’origine d’un autre projet daté de 1852. En 1859, le toit de la sacristie, les planchers du clocher et les châssis des fenêtres ouest sont changés. En 1869, la charpente du clocher est refaite en mélèze et la cou-verture en ardoises. Détruite par un incendie en 1871, la sacristie est réparée trois ans plus tard et sa couverture en ardoises est remplacée par des bardeaux. Mais en 1873, les parties inachevées (nef et transept) sont démontées par les autorités militaires et les matériaux récupérés et réutilisés pour construire les traverses-abris de la batterie 84.

L’église inachevée de Mont-Dauphin et au premier plan, un des lavoirs de la place forte.

Rassemblement des soldats, place de l’église, pour la photographie.

Un document de l’association culturelle Pays Guillestrin pour en savoir plus sur l’église : Eglise-Montdauphin.

Reposé, notre marcheur se dirige vers un bâtiment en équerre devant lequel s’ouvre une grande cour centrale fermée par un mur de clôture, l’arsenal. La première aile, perpendiculaire à la Durance, construite en 1698, lui semble de belle proportion [78 mètres de long et 15 mètres de largeur, elle est détruite en 1940 par une bombe lâchée par un avion italien. Il s’agit du seul fait de guerre qu’ait connu la place]. La seconde aile, terminée en 1757, avec ses façades de marbre rose attire également son attention [60 mètres de longueur]. Par une porte restée ouverte dans le mur de clôture, Dauphin aperçoit un entassement de tubes d’artillerie et des pyramides de boulets. Appelé aussi magasin d’artillerie, l’arsenal est un bâtiment logistique indispensable servant à la fois d’entrepôt et d’atelier de réparations, pour l’armement. Situé à proximité des fortifications nord-ouest, sur le front de la place forte le plus difficile à atteindre, il comporte deux niveaux voutés, à l’épreuve de la bombe [celle d’avant l’obus-torpille]. Les armes légères et les munitions sont entreposées au premier étage, alors que les canons et les plateformes d’artillerie sont emmagasinés au rez-de-chaussée. Son architecture simple et épurée est remarquable par ses voutes en pierres taillées, savamment assemblées. L’aile de 1750 est composée de deux étages de voûtes surbaissées. Les épais contreforts tout le long de la façade ont été rajoutés d’urgence, en 1775, pour assurer la stabilité de l’édifice.

Vue de l’aile restante de l’arsenal, de la cour fermée par son mur. L’aile détruite se trouvait sur la gauche.

Dépassant l’arsenal, notre curieux découvre le pavillon de garde du génie recouvrant la citerne d’inondation des poudres du magasin à poudre mitoyen, le premier construit [365 m3]. Celui-ci, parallèle au front de la Durance, n’est pas repéré immédiatement car c’est une colline de terre qui se présente à la vue de Dauphin. En effet, pour répondre aux nouvelles normes imposées par l’artillerie rayée, le magasin à poudre vient d’être recouvert de trois mètres de terre [1881-1882, par le colonel Perrin, directeur de l’artillerie de la place de Grenoble et personnage haut en couleurs qui se vantait que ce magasin à poudre était le moins humide qu’il connaisse !]. D’origine profondément enfoncé dans le sol et ceint d’un mur d’isolement, ce magasin à poudre a la particularité d’être inondable (en cas de prise de la place forte ou pour prévenir les risques d’explosion) via une canalisation reliée à la citerne du pavillon du génie. Il est prévu pour stocker 100 tonnes de poudre sur ses deux étages.

     
place église

Carte postale d’une vue aérienne de la place de l’église. De bas en haut, on remarque : une traverse-abri de la batterie 84 et le parados de celle-ci, l’église Saint-Louis, le lavoir, l’arsenal et sa cour fermée, la maison de garde du génie sous laquelle se trouve une citerne et le magasin à poudre P recouvert de son merlon.

Notre promeneur décide de rejoindre le centre du village et arrive près de la « fontaine des Quatre Coins ». Ce carrefour de deux rues, lui semble diviser le village en quatre îlots [en 1841, Mont-Dauphin compte 669 habitants, environ 80 familles, dont les 282 soldats de la garnison].

La fontaine des Quatre Coins. Au fond, on remarque l’arsenal avec ses deux ailes encore présentes.

Il se dirige vers un grand bâtiment qu’on lui indique comme étant l’hôpital ou plutôt désormais, une infirmerie militaire avec son unique médecin [aujourd’hui, il n’existe plus, remplacé en 1936 par une caserne de gardes mobiles en béton imitant la pierre. Cette caserne est devenue une résidence de vacances de l’Institut de Gestion Sociale des Armées]. Cela avait dû être un bel édifice, mais qui commence à montrer quelques signes de délabrement. Il est composé de quatre corps de bâtiment avec une cour centrale, une galerie à arcades et un jardin dit « cour des malades ». Sortant de l’hôpital, il remonte vers le village par la rue de l’Hôpital [rue Catinat], pour prendre à droite, la rue Campana [rue du colonel Cabrie]. Tout en déambulant, Dauphin remarque que les maisons sont construites selon un plan-type et édifiées sur une parcelle carrée avec un jardin sur l’arrière. Les façades sur rue comportent en général deux entrées par maison, une pour l’échoppe, souvent munie d’une fenêtre servant de devanture, et une pour l’habitation. Leur hauteur de façade de 3,20 mètres est constante et leur toiture, en rupture, marque la déclivité du terrain. Les combles servent de grange et sont accessibles par une ouverture à poulie sur rue, qu’un riverain lui indique comme des « demoiselles ». [En 1885, le village de Mont-Dauphin atteint son apogée en terme de construction et compte 355 habitants]

La rue Campana au croisement de la fontaine des Quatre Coins. Au fond, la caserne éponyme.

Cette carte postale de la rue de l’Horloge permet de visualiser la régularité et l’harmonie des façades des maisons. L’entrée principale de l’hôpital de 1785 se trouve en bas de la rue, à gauche.

Notre visiteur arrive devant la caserne H ou encore « casernes vieilles » [également appelée « casernes hautes » par rapport aux « casernes basses », la caserne Binot]. Cette appellation venant du fait que cet édifice est la première caserne construite dans la place dès 1693. Il s’agit une caserne standard de Vauban, longue de 110 mètres et large de 12 mètres. Composée de sept modules à deux niveaux, elle peut accueillir 672 hommes. Les combles servent de magasin, mais peuvent abriter des troupes supplémentaires, si besoin. Le bâtiment semble avoir été achevé en 1696-1697. [Elle prendra le nom de caserne Campana dans les années 1887, rebaptisée, comme beaucoup de bâtiments militaires, de casernes et de forts par le général Boulanger, alors ministre de la guerre]. S’intéressant au quotidien de la troupe, Guillestre interroge des soldats en repos près de la caserne. Ceux-ci lui apprennent qu’autrefois les soldats dormaient et mangeaient dans leur chambrée. Chaque chambrée disposaient de quatre lits superposés, soit huit paillasses. Chaque soldat recevait un traversin, deux paires de draps de toile et une couverture de laine. La cheminée sert pour le chauffage et éventuellement pour réchauffer la soupe, car il n’y a pas encore de réfectoire commun. Les latrines et les lavoirs sont dehors et les combles servent de grenier. Les menus militaires sont à base de fèves, d’orge, de lentilles, de lard, de viande, de fromage, d’huile, d’ail, d’oignons, sans oublier le vin, le tabac et l’eau-de-vie. [Vauban avait déjà réglé dans le détail l’aménagement de la chambrée, les exercices, la quantité et la qualité de la nourriture. Il invente sa fameuse « soupe au bled », composée de froment, de lard, d’oignons et de ciboule. Chaque chambrée doit avoir «un chaudron ou marmite de cuivre avec son couvercle à queue fermé en plat, chacun une cuillère de bois, un couteau, une serpe ou deux ou une petite hache pour la chambrée.»]

La caserne Campana.

Des chasseurs alpins posant devant le bâtiment H ou caserne Campana.

Dauphin accompagné d’un lieutenant d’infanterie, rencontré devant la caserne, se dirige vers la place de l’Horloge [aujourd’hui place Vauban]. L’officier tient à lui montrer ses quartiers. Le duo débouche alors sur une place aux abords de laquelle trônent deux grands bâtiments : le pavillon des Officiers et le pavillon de l’Horloge.

La place de l’Horloge avec au fond, le pavillon des Officiers et à droite, le pavillon de l’Horloge.

ancien cadranCe jeune lieutenant explique à Dauphin qu’auparavant pour l’hébergement des gens de son rang, ceux-ci disposaient d’un modeste logement de 60 m2 (!) [à titre de comparaison, la troupe loge à douze dans 40 m2]. Que leur logis se composait de deux pièces décorées, avec cheminée, cabinet et latrines intérieures. Et, dès qu’ils étaient lieutenant ancien ou capitaine, une des pièces servait de logement à leur ordonnance. Ce bâtiment comprend trois niveaux, plus un sous-sol et des combles habitables [en cas d’afflux d’officiers en période de guerre, les valets ou les ordonnances dans les combles, tandis qu’un officier prend leur place dans l’antichambre]. Laissant là l’officier, notre visiteur s’engage sous l’arche central du pavillon de l’Horloge alors que l’horloge marque déjà la fin de l’après-midi.

Le pavillon de l’Horloge. L’horloge visible dans le campanile n’est pas celle que Dauphin Guillestre regarde en 1885. Celle-ci est installée dans les années 1920 et est toujours en place. Elle provient de la Maison Arsène Cretin-L’Ange à Morbier dans le Jura.

Prolongeant, au nord, la porte de Briançon, ce bâtiment d’architecture classique abrite (en théorie) la résidence du gouverneur, ainsi que des chambres d’officier. Il est rehaussé d’une tour centrale d’abord colombier puis tour de l’horloge au XIXe siècle. À l’étage supérieur de ce campanile, une cloche est installée sous sa toiture. Elle a une forme trapue rappelant celle d’un braillard. [Le braillard est une cloche dont la fonction purement laïque sert à alerter la population lors d’évènements propres à la ville : incendies, sièges… Il fallait donc que ces cloches aient un son (souvent aigu) que l’on puisse différencier des autres cloches religieuses.]

     

Dauphin se retourne une dernière fois avant de s’engager dans le vestibule, traversant l’épaisseur du rempart, le conduisant à la porte de Briançon.

La rue de l’Horloge vue depuis le pavillon de l’Horloge.

Notre randonneur en passant devant le corps de garde salue d’un geste amical les sentinelles en faction. En levant le nez, il remarque les orgues, l’ultime obstacle à l’ennemi. Les vantaux de la porte sont truffés de clous dont la tête taillée en pointe de diamant permet d’abîmer le fil des haches d’éventuels assaillants. Dauphin franchit le pont-levis à bascule en dessous et en s’engageant sur le pont dormant en pierre à six arches [à l’origine en bois, trop fragile, il est remplacé par de la pierre au milieu du XVIIIe siècle], il se retourne une dernière fois sur la silhouette monumentale de la porte de Briançon aux deux pilastres doriques, avec sur son frontispice, un tympan de pierre encore vierge et prêt à recevoir une décoration ou un emblème [il ne sera jamais orné].

     

 Au sortir du pont dormant, Dauphin s’engage à l’intérieur de la demi-lune d’Anjou et passe devant le corps de garde d’avancée. Ce corps de garde sert de filtrage pour l’accès à la place forte et pour les opérations d’octroi. Sous la galerie de bois du corps de garde, l’officier de service a rassemblé les quelques hommes chargé du contrôle et leur donne les dernières consignes. Tout en écoutant d’une oreille distraite, Dauphin se fait aborder un capitaine du Génie qui se propose de lui décrire le front d’Eygliers avant qu’il ne franchisse le dernier pont-levis [à bascule en dessous] de la place forte.

 

Le front d’attaque ou front d’Eygliers avec de gauche à droite : le bastion Dauphin et devant sa contre-garde, la demi-lune de Berry et devant sa lunette contre-garde, le bastion Royal, la demi-lune d’Anjou et son corps de garde, le bastion de Bourgogne et devant sa contre-garde et la contre-garde du couronné. Et, tout en bas de l’illustration : la lunette d’Arçon. Collection Aristeas.

Le capitaine, fier de ce magnifique front bastionné, invite Dauphin à monter sur le haut de la banquette de tir, au bord de la contrescarpe de cette demi-lune d’où il pourra lui détailler le front d’attaque. Vous voyez, lui dit-il : «en regardant de face le front d’attaque, tout à droite, raccordant la courtine du front de la Durance, vous trouvez le bastion à un orillon de Bourgogne. En avant, remarquez son imposante contre-garde venant compléter le front d’attaque du bastion de Bourgogne, et sur la gauche de cette contre-garde, vous devinez la contre-garde à étages du Couronné et son accès par un pont-levis à flèches.»

   

Le capitaine du Génie entraîne Dauphin sur l’autre côté de la demi-lune d’Anjou. Regardez : «près de nous se trouve un bastion à orillons parfaitement symétrique, le bastion Royal. Dans le fossé de ce bastion, on trouve l’aqueduc complétant le dispositif d’adduction d’eau souterrain en remplacement des bourneaux [conduites] aménagées dans des troncs de mélèze. À l’autre bout de la courtine, devant les casernes vieilles, se dresse le bastion Dauphin à un orillon. Entre ces deux bastions, remarquez la vaste demi-lune de Berry et juste devant, nous venons juste de terminer la lunette de contre-garde de la demi-lune de Berry. Et, devant le bastion Dauphin, sa contre-garde

     

 

     

Dauphin quitte la place forte par le pont-levis [à bascule en dessous] de la demi-lune d’Anjou. Sur les conseils du capitaine du Génie, il décide, en suivant le glacis, de se diriger vers le bastion Dauphin pour y admirer une trace de Vauban. En effet, sur la capitale dudit bastion, il peut y admirer une échauguette [ou guérite selon certains spécialistes] encore présente sur le site. Magnifique édicule de pierre placé en encorbellement du rempart, semblant veiller sur la place forte. Guillestre se remémore les explications du capitaine : «vous verrez, c’est un hexagone posé sur une console en cul-de-lampe et coiffé d’une coupolette. Hormis leur fonction d’abriter une sentinelle, les échauguettes sont des éléments d’ornement. Fragiles par ailleurs, lors d’un siège, elles sont démontées.»

 

Le soleil commence à baisser sur l’horizon, il est temps se dit Dauphin de regagner son village d’Eygliers, tant pis pour le dernier élément qu’il aurait aimer découvrir, la lunette d’Arçon. Se sera pour une prochaine fois, se dit-il [il lui suffira de lire la partie suivante de cet article sur fortificationetmemoire.fr !]. En s’éloignant, il remarque que le glacis masque presque entièrement l’escarpe de la ville et comme celle-ci est construite sur une contre-pente, elle reste invisible à l’ennemi potentiel.

Pour clore cette troisième partie, voici l’étonnante description, faite en 1882, de Mont-Dauphin par Auguste Geoffroy [professeur d’histoire à la Sorbonne et directeur de l’école française de Rome (1820-1895)] publié dans « Études d’après Fromentin – Dans nos Alpes » : «…Connais-tu Langres ou Constantine, ces villes de guerre perchées sur des plateaux élevés, dont la ceinture de remparts s’aperçoit de loin et qui semblent inaccessibles au premier abord ? J’ai a t’offrir dans les Alpes une forteresse semblable, mais inconnue pour ainsi dire, château-fort oublié, repaire de bandits transformé. C’est une petite ville, un village, de trente maisons où l’on arrive par plusieurs heures de circuit en montagne, où l’on entre par des ponts-levis et où les poules et les veaux se promènent en paix. Des canons, des artilleurs, une chapelle à coupole, des casernes, il y a tout cela ; mais aussi des charrues, des fumiers. Est-ce une place de guerre que Mont-Dauphin ou un pauvre centre rural ? Les habitants sont-ils des villageois ou des citadins ? Situation étrange, existence singulière que celle des paysans clos par les murs d’un fort, pétrifiés dans leurs chaumières, qui ne vont aux champs que quand les portes sont ouvertes, moitié soldats au besoin et logeurs en garni. Les artilleurs semblent plus fantastiques encore que les habitants ; ils errent comme une âme en peine dans une promenade inculte, s’asseyent sur des obusiers inutiles, se demande cent fois par jour à quoi ils servent là et si c’est bien réellement la garnison qui leur a été assignée. Ils peuvent se consoler et guérir leur nostalgie en regardant depuis les terrasses le superbe horizon de glaciers, de vallées, de collines qui bordent la vue de toute part ; ils sont au pied du Pelvoux, du Mont-Genève, ces colosses qui gardent la frontière d’Italie.»

Magnifique vue d’hélicoptère du front d’Eygliers sous la neige. Au premier plan : la lunette d’Arçon. Puis, le bastion Royal, la demi-lune d’Anjou avec son corps de garde, l’accès à la place forte, le bastion de Bourgogne et sa contre-garde. A l’intérieur, on distingue : les pavillons de l’Horloge et des officiers, le magasin à poudre et l’arsenal. Photographie Gérard de Wailly.

A suivre…la lunette d’Arçon.

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