Mont-Dauphin : Villeneuve, Vauban et d’Arçon (2/4)

Carte postale de Mont-Dauphin et de ses environs :  « Aux remparts de marbre rose ville créée par Vauban sur un roc dominant, d’où l’on découvre les neiges éternelles du Pelvoux et des Ecrins dans un climat à la fois provençal et alpestre. » Le rocher sur la photographie en bas et à gauche est dénommé la « Main du Titan ».

Dans cette deuxième partie, nous suivons l’ingénieur Villeneuve dans ses relevés de la place forte de Mont-Dauphin et de ses environs. Puis, nous reviendrons sur l’évolution de la place forte entre 1700, année de la dernière visite de Vauban, jusqu’au début des années 1800.

Emboîtons le pas de l’ingénieur Villeneuve…

Les relevés de l’ingénieur Villeneuve

Tandis que le pays reste menacé, Villeneuve continue à prendre ses toisés dans la place forte en construction, sur les rives du Guil et de la Durance, comme dans les villages et hameaux voisins. Les travaux de la place forte commencent en mars 1693. Le 8 septembre 1693, il achève un plan indiquant l’avancement des travaux sur le front d’attaque, le front d’Eygliers. Les fossés sont creusés et une partie du revêtement achevé. L’excavation est commencée pour l’enceinte d’une corne défensive sur le bas plateau qui se trouve en-dessous du front opposé. Le magasin à poudre et la boulangerie sont presque terminés, tout comme les premières casernes, mais la place est loin d’être en état de défense.

« Plan du Mont Dauphin », non daté mais certainement aux alentours de 1730. Collection Gallica.

Villeneuve travaille à plusieurs plans et cartes durant son séjour. Il remonte le long de la Durance, se rend à Saint-Crépin, à la mine de charbon de Chanteloup, au château de Rame, aux carrières d’ardoise, à Chancella et à Pallons où était Catinat lors de l’invasion de 1692. Il note où se trouvaient alors les retranchements de l’ennemi, inscrit les noms des lieux-dits, marque en rose les contours des églises, chapelles, maisons, châteaux en ruines et masures ; en bleu les cours d’eau ; en vert les vignes et les forêts. La défense d’une place-forte exige de connaître la topographie environnante, les ressources locales, les obstacles naturels et même les habitants. Il explore le Plan de Fazy, Barbin et le four où l’on fait le charbon, la plâtrière de Risoul. Il se rend à Réotier, à Saint-Clément où se trouve un pont stratégique, va jusqu’au lac de Séguret et à Saint-André. Partant de Guillestre, il emprunte le chemin qui mène à la chapelle Saint-Sébastien de Rizoul et au presbytère, notant avec soin le nom des hameaux : Le Vilaret, Le Godichard, Le Languieu, Florin … Il monte à Vars et à Escreins, situant avec précision, comme il le fait chaque fois, l’emplacement des fours à chaux.

« Carte particulière des environs de Mont-Dauphin » par Chapolot en 1692. Collection Service historique de la défense.

Le  Service historique de la Défense garde dans ses cartons le « Mémoire pour servir d’instruction à la carte de Mont-Dauphin », signé de Villeneuve et daté du 15 avril 1695 à Paris. Le mémoire, de sept courtes pages, est accompagné de trois cartes. On y trouve quelques considérations générales sur la région, quelques lignes sur chaque bourg ou village : Eygliers dont l’église a été brûlée par les troupes du duc de Savoie, Guillestre, les trois hameaux de Vars, Escreins et Réautier, Saint-Clément dans sa muraille à l’antique, Rizoul et les vestiges de ses deux châteaux, Saint-Crespin, Chancella, La Roche, Saint-André, Châteauroux-les-Alpes…

Sur le « Plan et carte de Montdauphin en Dauphiné à la grande portée du canon », la fortification apparait inscrite dans un hexagone et entièrement terminée, bien différente de la place en chantier parcourue par l’ingénieur. Le front bastionné à deux demi-lunes, les deux corps de garde, les « casernes vieilles », le magasin à poudre du front de la Durance et la boulangerie voisine sont dessinés en rose pour indiquer leur achèvement. Le reste de la fortification, les autres bâtiments militaires et les îlots de maisons sont en jaune, signe qu’il ne s’agit là que du projet de Vauban, non réalisé à cette date. On voit sur la carte la source qui jaillit en haut des escarpements surplombant le Guil et le tracé de la conduite d’eau de la Loubatière qui passe par les vignes et le village d’Eygliers. Villeneuve a pris soin de noter : « Il n’y a aucune source dans la ville, et l’on s’y sert de l’eau de la fontaine d’Eygliers qui n’en est qu’à un demi quart de lieue ; cette eau qui ne tarit jamais est conduite à Mont-Dauphin dans une citerne de maçonnerie par des tuyaux de bois qui sont en terre. »

Seuls quelques vivandiers ont alors bâti des maisons, mais déjà les troupes entrent en garnison dans la place.

L’ingénieur a tracé sur la carte le sentier taillé dans le roc partant du pont de Sainte-Marie sur le Guil pour gravir l’escarpement sud et atteindre ce qui sera un jour la porte d’Embrun. Il a situé les espaces inondés à la fonte des neiges, les chemins, les croix, les sources, la garenne de monseigneur l’archevêque d’Embrun, les moulins, le logis du marquis de Larray, entre Mont-Dauphin et le Quartier du Roy, la plaine de Fazy, la plâtrière de Risoul, Guillestre et son château relié au bourg par le rempart…

Villeneuve, qui a pourtant vécu au Canada, est frappé par la rudesse du climat. Il y consacre un passage de son mémoire : « Le vent qui règne ordinairement en ce pays, qu’on appelle vent de bise, vient du Nord-Ouest, et est extraordinairement froid et violent, de sorte que l’hiver y est fort rude. Pendant presque toute l’année, depuis le mois de mars jusqu’au mois de septembre, les vents d’Est règnent la nuit et s’apaisent au lever du soleil, et une heure après les vents d’Ouest reprennent et continuent tout le jour jusqu’au soleil couchant, de sorte qu’il y fait toujours vent, particulièrement à Montdauphin. Les neiges tombent ordinairement dans la plaine au mois de novembre mais elles commencent à tomber sur les plus hautes montagnes au mois d’octobre […] ».

« Plan du terrain du Mont-Dauphin » par Villeneuve en 1693. Collection Service historique de la défense.

La « Carte des environs du Mont-Dauphin » de Villeneuve, datée de 1696, est conservée à Paris, au musée des Plans-Reliefs. Elle englobe les communautés comprises à l’époque dans le gouvernement de Mont-Dauphin et comporte un certain nombre de différences avec les cartes et plans antérieurs. Ainsi la fortification et la ville de Mont-Dauphin sont représentées en rose et entièrement terminées, comme si le vaste projet de Vauban avait été accompli dans son ensemble. Comme sur les cartes précédentes, on retrouve les noms des hameaux, encore dénommés ainsi aujourd’hui. On y voit le glacis devant le front d’Eygliers, les vignes admirées par Vauban, marquées par de petits traits et si présentes à Eygliers, Guillestre, Réotier et dans la plaine de Fazy. Au-delà des vignes qui touchent au glacis, la fontaine d’Eygliers, les deux hameaux de Boyer, le regard de la source de la Loubatière, « regard du Mont-Dauphin » où était déjà construit le petit bâtiment de marbre rose qui existe toujours. La carte indique jusque dans les moindres détails les chemins que Villeneuve a empruntés sur les traces des habitants du XVIIe siècle. Cette œuvre réalisée dans un but stratégique et didactique, témoignage fidèle d’un cadre de vie vieux de plus de trois siècles, a été reproduite en 2008 pour le Réseau des sites majeurs Vauban à l’occasion de l’inscription de Mont-Dauphin au patrimoine mondial de l’UNESCO.

L’ingénieur Paillardel de Villeneuve, reçu ingénieur en 1678, fut principalement occupé à des levers de cartes. Il est cité dans les archives de Guillestre en juin 1700 comme ingénieur en chef à Mont-Dauphin où il emploie une gouvernante. Il est décédé le 24 mai 1707, au service du roi. Un autre Paillardel de Villeneuve a exercé le métier d’ingénieur dans les années 1720-1730.

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Représentation cartographique de Mont-Dauphin (théorique) et de ses environs. Collection Gallica.

Le retour de Vauban

Restitution visuelle de la place forte de Mont-Dauphin par Nicolas Faucherre dans son livre « la place forte de Mont-Dauphin ». Telle est la vision que Vauban a pu avoir de sa place forte en 1700. (c) Aristeas.

Depuis le traité de Ryswick, en septembre 1697, mettant fin à la guerre de la ligue d’Augsbourg, la France est en paix. Vauban se met en route pour contrôler les nouvelles frontières du sud-est. Il commence par Grenoble et le fort Barraux, puis se rend dans les Escartons en passant par le col du Fréjus. Il inspecte Exilles et Fenestrelle. Remontant le Montgenèvre, il s’arrête à Briançon où il rédige à nouveau un mémoire sur les travaux à réaliser. Puis, empruntant le col d’Izoard, il se rend à Château-Queyras et à Abriès, descend la vallée du Guil jusqu’au site de Mont- Dauphin. Après une halte à Embrun, il passe par Saint-Vincent et Seyne, rejoint Digne, puis fait un arrêt à Colmars et à Guillaumes. À la mi-novembre, il est à Antibes.

Le plus de Fortification et Mémoire : Arpentez comme Vauban la place forte en 1700 ((c) Aristeas). [Utiliser les signes + et – pour zoomer et les barres de défilement ou la souris pour naviguer dans la place forte].

Vauban retourne à Mont-Dauphin en septembre 1700 et y reste quatre jours. Il constate que le front d’Eygliers est à peu près achevé, ainsi que quelques bâtiments. Les travaux vont se poursuivre quelques temps puis s’interrompre en laissant bien des projets en suspens. Le 25, il envoi un mémoire à Le Pelletier pour lui décrire la place et proposer des améliorations, moyennant quoi Mont-Dauphin deviendra « dans peu de temps une belle et bonne place ».

Plan du Mont-Dauphin pour servir de projet de l’année 1700, par Vauban. Collection Service historique de la Défense.

Vauban projette d’y déployer une ville. Mais le projet n’est pas suivi du développement escompté et l’on s’est beaucoup étonné au XVIIIe siècle de voir introduire dans cette place forte une population civile qui pousserait en cas de siège à une capitulation rapide. En fait, il semble que Vauban songe à la vie de la garnison de Mont-Dauphin, qui risque d’être d’un ennui mortel sans un environnement social tant soit peu vivant. Le nombre de déserteurs au XVIIIe siècle, en l’absence du peuplement espéré, semble donner raison à son fondateur. Vauban espérait deux mille habitants ; il n’y en eut jamais plus de quatre cents ! [le nombre d’habitants le plus élevé a été de 810 en 1906]  Faute de fonds, seul le cœur de l’église Saint-Louis est construit, une cinquantaine de maisons seulement de chaque côté des deux rues en croix du seul quartier bâti.

Le plan-relief de Mont-Dauphin a été construit en 1709. Ainsi, les défenses naturelles, constituées par les escarpements qui dominent les deux vallées, ont simplement été renforcées par des remparts au tracé irrégulier. En revanche, la gorge du plateau, point d’attaque potentiel, a été mise en défense par deux fronts bastionnés au tracé régulier. Sur le plan-relief, le dessin des fortifications est souligné par une double rangée d’arbres. Ces plantations à usage militaire – en général des ormes et des frênes – étaient présentes sur les remparts de toutes les places fortes. Elles servaient au maintien des terres qui composaient les fortifications, et aussi de réserve de bois en cas de siège, pour la confection de palissades notamment. L’intérieur de la ville, visible sur le plan-relief, a été réactualisé lors de la restauration de la maquette en 1763. Il représente un état qui n’a jamais existé, entre projet et réalité. Le petit nombre d’habitations est fidèle au faible développement économique et démographique de la ville, soixante-dix ans après sa création. Au fond de l’image, à gauche, un long casernement au tracé irrégulier – la caserne Rochambeau – a été établi le long du front d’Embrun. Dotée de deux étages dans la réalité, elle n’en comprend qu’un sur le plan-relief. A noter qu’au moment de la réalisation du plan-relief, le front d’embrun n’est pas encore construit Dimensions : Hauteur 342 cm – Largeur 290 cm. Technique et autres indications : Bois, métal, papier, soie. Échelle 1/600. Construit vers 1709, restauré et partiellement actualisé vers 1763, au XIXe siècle et en 1947. Superficie : 9,92 m². Nombre de tables : 4. Collection Musée des plans-reliefs.

La place forte de 1710 à 1800

Le 11 avril 1713, le premier traité d’Utrecht, entre la France et la Grande-Bretagne mettant fin à la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), redessine les frontières des Alpes. La frontière passe désormais au col de Montgenèvre, dominant Briançon. La France récupère Barcelonette et la vallée de l’Ubaye, tout en perdant quelques vallées. Cette réorganisation place Briançon en première ligne de défense et relègue Mont-Dauphin en place de second rideau.

Un petit livret sur Briançon : laissez-vous conter Vauban.

Restitution visuelle de la place forte de Mont-Dauphin en 1710 par Nicolas Faucherre dans son livre « la place forte de Mont-Dauphin ». (c) Aristeas.

Le plus de Fortification et Mémoire : la place forte en 1710 ((c) Aristeas). [Utiliser les signes + et – pour zoomer et les barres de défilement ou la souris pour naviguer dans la place forte].

En dépit de cette perte d’intérêt stratégique, les travaux se poursuivent : de 1728 à 1731, par la réalisation d’une lunette en avant du front d’Eygliers et d’une grande citerne voûtée à l’épreuve de la bombe. Le 19 juillet 1747, la défaite des troupes françaises lors de la bataille d’Assietta, renouvelle l’intérêt pour Mont-Dauphin par la nécessité d’une base arrière solide. 1751 voit la construction d’une deuxième aile à l’arsenal et 1776, l’édification de la Caserne Rochambeau. Le front d’Embrun est achevé, percé d’une porte et équipé des casernes casematées (de 1765 à 1785). L’ingénieur Heuriance propose en 1749 l’achèvement de la ville, basé sur les projets de Vauban. Ce plan n’est pas appliqué ; l’église, commencée en 1693, reste inachevée. Seul le chœur est terminé et muré au niveau du transept. Le clocher, la nef et le transept restent ébauchés (les parties déjà construites sont démontées au XIXe siècle durant une réactualisation des crêtes à feux).

Restitution visuelle de la place forte de Mont-Dauphin en 1750 par Nicolas Faucherre dans son livre « la place forte de Mont-Dauphin ». (c) Aristeas.

Le plus de Fortification et Mémoire : les travaux de 1750 ((c) Aristeas). [Utiliser les signes + et – pour zoomer et les barres de défilement ou la souris pour naviguer dans la place forte].

À la Révolution française, Mont-Dauphin est rebaptisé comme de nombreuses autres places fortes. Elle porte désormais le nom de « Mont-Lion » et ce jusqu’en 1815.

« Plan du front d’Attaque de Mont-Lion (ci-devant Mont-Dauphin) suivant la manière dont les Inspecteurs de la Frontière de l’Est proposent de le fortifier ». Date d’édition : 1796. Collection Gallica.

La place forte de Mont-Dauphin dans son ensemble.

 

A suivre…la visite de la place forte dans les pas d’un promeneur, en 1885.

 

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