Mont-Dauphin : Villeneuve, Vauban et d’Arçon (1/4)

La place forte de Mont-Dauphin vue depuis Risoul.

Préambule
En premier lieu, Fortification et Mémoire tient tout particulièrement à remercier monsieur Nicolas Faucherre pour son autorisation de mettre en ligne cinq planches de la place forte de Mont-Dauphin, publiées dans son livre « la place forte de Mont-Dauphin – L’héritage de Vauban » [Actes sud / Cité de l’Architecture – 2007] pour illustrer ces articles. Nous tenons également à remercier la société Aristeas [Aristeas / éditions Honoré Clair, 6 rue de la Roquette – 13200 Arles, contact : 09 51 61 32 00 /www.aristeas.fr / www.editions-honoreclair.fr], le concepteur graphique de ces planches, de nous les avoir fournies en haute définition. Cette haute définition va permettre au lecteur de plonger au cœur de la place forte.

 

Pour compléter (très) utilement cette série de quatre articles, Fortification et Mémoire vous recommande la lecture de deux ouvrages. Le premier, celui de monsieur Nicolas Faucherre : la place forte de Mont-Dauphin – L’héritage de Vauban, s’attache à en décrire les aspects techniques avec de magnifiques écorchés des ouvrages de la place forte. Ce livre renferme un DVD permettant d’approfondir, de découvrir ou de visiter certains éléments de la place forte. Le second, celui de madame Bénédicte de Wailly : Mont-Dauphin – chronique d’une place forte du roi. De l’invasion du Haut-Dauphiné en juillet 1692 à 2008, année de l’inscription de la place forte au Patrimoine mondial de l’UNESCO, vous vivrez de l’intérieur, comme une sorte de chronique intime, l’histoire de ce lieu. [Cet ouvrage est disponible aux éditions du net].

De plus, Fortification et Mémoire remercie madame Bénédicte de Wailly qui a pris de son temps pour relire et apporter les précisions nécessaires aux quatre articles consacrés à la place forte de Mont-Dauphin.

 
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Fortification et Mémoire a reçu il y a quelque temps de madame Bénédicte de Wailly  (ancienne élève de l’École pratique des hautes études (sciences historiques et philologiques), docteur en lettres classiques, membre et auteur de la Société d’Études des Hautes-Alpes et collaboratrice du site paysguillestrinworpress.com) un article sur l’ingénieur Villeneuve et sa carte des environs de Mont-Dauphin. Il ne nous en a pas fallu davantage pour nous intéresser à la plus petite commune des Hautes-Alpes. Celle-ci, sur son plateau rocheux surplombant le confluent de la Durance et du Guil, porte une des neuf villes construites ex nihilo par Vauban en 1692. De plus, la place forte de Mont-Dauphin fait partie du réseau des douze sites majeurs de Vauban inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco.
 
Dans cet article en quatre parties, nous allons parcourir le pays Guillestrin sur les traces de l’ingénieur Villeneuve, traçant sa carte. Délaissant Villeneuve, nous nous promènerons dans la place forte, telle qu’elle se présente en 1885. Et, en quittant ce site magnifique, nous ferons un arrêt à la lunette d’Arçon.

 

Mais avant, un peu d’histoire…régionale

Depuis 1688, la guerre oppose le royaume de France à la ligue d’Augsbourg, dans laquelle sont alliés l’empire Habsbourg, les Provinces-Unies (de Hollande) et l’Angleterre. Louis XIV, qui a placé l’essentiel de ses troupes sur le front de Flandre, vient de remporter le glorieux siège de Namur (29 mai 1692 – 30 juin 1692) grâce à Sébastien Le Prestre de Vauban, commissaire général des fortifications du royaume. Ce siège est l’un des plus remarquables conduits par Vauban. Il y affronte avec succès son plus grand rival, l’ingénieur militaire néerlandais Menno Van Coehoorn  défendant la ville.

Portrait de l’ingénieur militaire Menno Van Coehoorn (1641-1704). D’après Theodorus Netscher (1661-1728). Rijksmuseum, Amsterdam.

Cette tactique entraîne la désertification militaire de la frontière des Alpes et l’abandon de ses fortifications. Or, le duc de Savoie, Victor-Amédée II, d’abord allié à Louis XIV, rejoint le parti de l’Empereur et déclare la guerre à la France, le 4 juin 1690. Ce revirement confirme l’adage affirmant que la maison de Savoie ne termine jamais la guerre dans le camp où elle l’a commencée !

Figurine représentant Nicolas de Catinat. © 2008-2013 Copyright by Davide Chiarabella | Designed by Giaba

En Italie, le commandant en chef de l’armée des Alpes, Nicolas de Catinat (que ses soldats surnomme “le père la pensée”, car prudent et circonspect, il ne laisse rien au hasard) attaque la Savoie. Le 18 août 1690, à la tête de ses 18 000 hommes, Catinat écrase les troupes savoyardes et espagnoles. En mars suivant, il franchit le Var et s’empare de la citadelle de Saint-Elme à Villefranche-sur-Mer, du fort du Mont Alban et du fort Saint-Hospice (aujourd’hui disparu) sur la presqu’île du cap Ferrat.

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La citadelle de Villefranche-sur-Mer. Photo Fafou06.

La ville de Nice, « menacée d’extermination par le fer et le feu », se rend sans combattre et se soumet ainsi « à Sa Majesté très chrétienne ».  L’ensemble du comté de Nice tombe bientôt sous dominance royale. Catinat poursuit son raid et s’empare de Montmélian (Savoie) à l’automne, bloquant ainsi les routes stratégiques.

En 1691, après un siège de cinq mois mené par Nicolas de Catinat, les troupes françaises s’emparent de Montmélian., l’une des places les plus puissantes du duché de Savoie. Pour commémorer cet exploit, on fit construire un plan-relief témoignant de la destruction du village et de la citadelle réputée imprenable. Les remparts sont criblés d’impacts de boulets et une brèche a été ouverte dans un bastion. Le village, en ruines, a été incendié par les Français après leur victoire. Louis XIV l’a fait raser en 1706. Plan-relief construit en 1693, réparé en 1790, 1920 et 1948. Il est en bois, papier, soie et métal. Dimensions : 4,61 x 4,12 mètres. Superficie : 19 m². Nombre de tables : 12. Plan-relief présenté lors de l’exposition : la France en relief en 2012 au Grand Palais à Paris. Photo Fortification et Mémoire.

     

En juillet 1692, à la tête de 45 000 hommes (Savoyards, Impériaux allemands et Espagnols) Victor-Amédée II envahit le Haut-Dauphiné en passant le col de Vars, prend la petite ville de Guillestre (15 août), la place et la ville d’Embrun (siège du 6 au 16 août), et envoie ses troupes brûler et piller la ville désertée de Gap. À la mi-septembre, les troupes savoyardes se mettent en retraite et repassent le col de Larche, avant l’arrivée des neiges et d’une armée de secours.

Dans les lacets du col de Vars. Au fond : Guillestre et Mont-Dauphin. Carte postale.

À Versailles, des courtisans futiles fredonnent fièrement : « Guillestrem expugnat Victor, Ludovisque Namurgum, Oppida quisque suo nomine digna capit. » Autrement dit : « Victor soumet Guillestre et Louis Namur, Chacun prend une ville digne de son nom. » De plus, cette affaire fait grand bruit : des villes entières ont été livrées au pillage, 10 000 maisons brûlées, les récoltes dévastées et 25 000 têtes de bétail razziées.

Le premier voyage de Vauban, d’octobre 1692 à février 1693

La position de Mont-Dauphin aux croisement des vallées de la Durance et du Guil.

Louis XIV est contrarié. Cette expédition démontre que les Alpes ne sont pas une barrière infranchissable et qu’il faut, là aussi, mettre en place un « pré carré ». C’est pourquoi, il ordonne à Vauban, occupé à la réfection des fortifications de Namur, de se rendre en Dauphiné, pour y inspecter les places fortes et remédier aux carences qu’on ne remarque que trop : « […] mais il est aussi nécessaire que vous alliez faire un tour pour essayer de mettre cette province en assez bon état pour que l’on ne s’aperçoive point, s’il est possible, de la négligence qu’on a eue pour ce pays-là.» Vauban se dirige vers Lyon et Grenoble, tout en déclarant qu’il s’attendait à avoir souvent à souffler sur ses doigts. Il approche de la soixantaine.

En réalité toute la défense de la région est à revoir. Triste défense en vérité, se dit Vauban pendant son inspection. Les fortifications y sont encore pires que ce qu’il pensait.

Vauban entre à Grenoble le 22 septembre 1692 par la porte Saint-Laurent dans une chaise de poste. Dans son rapport, il ironise en les qualifiant de « faibles, inachevées, mal entretenues, surtout celles de la Bastille », qu’il qualifie par ailleurs de : « […] mauvais réduit, ou plutôt un colifichet fermé, mais sans art ni raison, occupé par un vigneron qui en est gouverneur, du moins il en a les clefs, avec douze vaches et huit chèvres, une cavale et une bourrique pour toute garnison ! »

Plan-relief de la ville de Grenoble, réalisé de 1839 à 1848. Superficie : 59,45 m². Nombre de tables : 28. Longueur : 8,2 m. Ce plan-relief fait partie de la collection du Musée des Plans-Reliefs de Paris. Il a été présenté lors de l’exposition : la France en relief au Grand Palais, du 18 janvier au 17 février 2012. Photo Fortification et Mémoire.

La ville de Gap : « un manteau de gueux rapiécé ». Pour Embrun, Vauban rédige un mémoire comportant un projet d’amélioration consistant principalement à ajouter des tours semi-circulaires à créneaux le long de l’enceinte. Ces tours, destinées à l’artillerie, auraient atteint près de vingt mètres de hauteur totale. Un second projet plus important est rédigé la même année. Il devait remplacer le premier au cas où Mont-Dauphin ne serait pas réalisé.

Plan-relief de la ville d’Embrun, réalisé en 1701, réparé en 1783, 1792 et 1912, puis complété en 1952. Superficie : 11,56m². Nombre de table : 6. Longueur : 3,43 mètres. Ce plan-relief fait partie de la collection du Musée des Plans-Reliefs de Paris. Il a été présenté lors de l’exposition « La France en relief » au Grand Palais, du 18 janvier au 17 février 2012. Photo Fortification et Mémoire.

En ce qui concerne Briançon, en voici la description faite par Vauban, le 21 novembre 1692 : « La ville est petite et fort resserrée, les rues sont étroites, les entrées difficiles et la ville mal bâtie et tellement inégale qu’il n’y entre point de charrois qui ne sont d’aucun usage dans les trois vallées. » ou encore : « On ne peut rien imaginer de plus inégal, ce sont des montagnes qui touchent aux nues et des vallées qui descendent aux abîmes […]. » Il ajoute cependant : « Il ne faut pourtant accuser ici personne de malfaçon, puisqu’il y eut été difficile de faire autrement…». Un site admirable mais dominé par des hauteurs proches.

Plan-relief de la ville de Briançon, réalisé de 1731 à 1736 sous la direction des ingénieurs Colliquet et Nézot, réparé en 1785, actualisation des ouvrages extérieurs au XIXe siècle. Superficie : 43,92 m². Nombre de tables : 50. Longueur : 7,9 mètres. Ce plan-relief fait partie de la collection du Musée des Plans-Reliefs de Paris. Il a été présenté lors de l’exposition « La France en relief » au Grand Palais, du 18 janvier au 17 février 2012. Photo Fortification et Mémoire.

Pour Château-Queyras, Vauban, sans venir sur les lieux, donne un projet « corrigé sur celui de monsieur de Richerand », directeur pour le Dauphiné. Il juge en effet nécessaire de garder le fort pour protéger le carrefour de la vallée du Guil.

Le fort Queyras. En 1692, il résiste aux assauts des troupes savoyardes mais le village quant à lui est partiellement détruit. À la suite de cette dernière invasion, la même année, Vauban vient inspecter la frontière des Alpes et dresse des projets pour rendre le château inviolable. Il dote le fort au nord-est d’une enceinte entièrement nouvelle, avec escarpe, fossé, contrescarpe et demi-lune et prévoit en 1700 une large extension de l’enceinte sur le front ouest. Au milieu du XIXe siècle, on renforce la valeur de l’ouvrage en aménageant des batteries casematées. Le fort fut désarmé de 1940 à 1944, puis rendu à la vie civile en 1967.

Un plateau dénommé : Millaures (signifiant « à la croisée des vents » en occitan ou Mille vents)

La situation géographique de Mont-Dauphin. Collection Géoportail.

Tout près de Guillestre, un vaste plateau attire son attention. Rattaché au village d’Eygliers situé à flanc de montagne à 1 050 mètres d’altitude, il se dresse sur trois côtés en à-pic vertigineux au-dessus de la plaine. Ce plateau est enveloppé sur deux d’entre eux par le torrent du Guil qui coule au-dessous des escarpements et se jette dans la Durance à « quelques centaines de toises de distance ». On y accède par Eygliers, mais il y a aussi, sur l’escarpement sud, un petit sentier taillé dans le roc qui part d’un pont sur le Guil. Le 25 novembre 1692, Vauban effectue une reconnaissance de ce plateau balayé par les vents, situé à la rencontre des vallées de Briançon, d’Embrun, du Queyras et de Vars. L’endroit est idéal pour y installer la place forte susceptible de fermer les accès en Dauphiné et de servir de réservoir de troupes, de vivres et de munitions. La création de Mont-Dauphin répond donc à un unique objectif : verrouiller l’accès à la vallée de la Durance par les cols de Larche et de Vars, par où est passé l’ennemi.

Carte postale montrant le plateau sur lequel est bâti Mont-Dauphin, vu depuis Risoul.

Enthousiasmé, Vauban résume dans un mémoire à l’intention du roi tous les atouts de ce lieu protégé par des défenses naturelles et entouré par un territoire aux nombreuses ressources : « C’est l’endroit des montagnes où il y a le plus de soleil et de terre cultivée, il y a même des vignes dans son territoire, du bois, de la pierre de taille, du tuf excellent pour les voûtes et de la pierre ardoisine, du bon plâtre, de la fort bonne chaux, de l’ardoise et du charbon de terre aux environs de cette situation, et tout cela dans la distance d’une lieue et demie au plus. Il y a beaucoup de fourrage dans le Queyras. On voit de là six grosses paroisses […] » et pour conclure  : « Je ne vois point de poste en Dauphiné, ni même en France qui puisse lui être comparé pour l’utilité. »

Carte postale montrant la Durance coulant au pied de Mont-Dauphin.

Décidé à nommer cette future place « Montdauphin » (en honneur du fils ainé du roi Louis XIV, le Grand Dauphin), Vauban se rend ensuite dans le comté de Nice que Catinat vient de conquérir et y travaille à ses projets avant de gagner Versailles. Il note sur son « agenda pour rendre compte au roi du voyage de Dauphiné », du 4 avril 1693 : « Je suis parti de Namur le 1er septembre et suis arrivé à Paris le 30 de mars. » Il vient d’accomplir un périple de sept mois en montagne, en pleine mauvaise saison. Reçu en audience par le roi, il apprend qu’il doit repartir pour d’autres frontières.

Le conflit entre Le Peletier et l’ingénieur Villeneuve

Depuis la mort de Louvois, le 16 juillet 1691, l’organisation des affaires de la Guerre a changé. Louis François Marie Le Tellier, marquis de Barbezieux, a été nommé secrétaire d’Etat à la Guerre et Le Peletier de Souzy, directeur des fortifications des places de terre et de mer, comme haut responsable du service des ingénieurs du roi. En dépit de ses qualités et de son adresse au billard si appréciée par Louis XIV, Le Peletier ignore tout des fortifications et de la défense des Alpes, de surcroit. Il ne comprend pas non plus la complexité du métier d’ingénieur, ni combien il est difficile d’en trouver un capable de bâtir convenablement une place forte (en l’occurrence celle de Mont-Dauphin). Vauban intervient donc constamment entre le directeur des fortifications et ceux qui travaillent sous ses directives. Pendant son séjour à Versailles, pris par trois audiences et une partie de chasse avec le roi, ainsi que par sa nomination de Grand-Croix de l’Ordre Royal et Militaire de Saint-Louis, il doit encore servir d’arbitre dans une affaire concernant l’ingénieur Paillardel de Villeneuve.

Michel Le Peletier de Souzy est un homme d’État français, né le 12 juillet 1640 à Paris et mort le 10 décembre 1725 dans la même ville. Il a été directeur général des fortifications de Louis XIV. Collection Gallica.

Vauban a récemment reçu à ce sujet une lettre de l’ingénieur Cladech [Cladech est un ingénieur du roi que Vauban tient en grande estime. Il lui confie la réfection des fortifications de Namur lors de son départ pour les Alpes, le 1er septembre 1692. Cladech est tué en juillet 1693 lors de la reconnaissance de la petite place d’Huy (Belgique). Place qui se rend le 22 juillet, à la première attaque.] ; mais comment savoir ce qui s’est exactement passé quand on est resté plusieurs mois en Dauphiné et que nul ne semble pouvoir le déterminer exactement ?

Début avril, Vauban commence par répondre à Cladech : « Je suis persuadé, comme vous, qu’il n’y a que de la négligence et des fautes de savoir-faire au sieur de Villeneuve ; mais il n’est guère excusable de tomber encore en de tels manquements, et il n’a pas dû se mêler du détail des entrepreneurs sans avoir eu ordre de vous ou de M. Le Peletier. Comme c’est une affaire qu’on examine, il faut en laisser achever les procédures ; après quoi, s’il sort d’affaire, je suis d’avis, comme vous, qu’on le change, et qu’au lieu qu’il est, en quelque façon, le premier à Dinan, qu’on le mette en second à Namur pour de nouveau faire son apprentissage, et apprendre son métier puisqu’il ne le sait pas […] ».

Le 2 mai, après réflexion, Vauban a finalement écrit à Le Peletier : « […] Ayez, s’il vous plaît, la bonté de nous défaire de Villeneuve en l’envoyant lever la carte des environs de Mont-Dauphin. C’est bien la plus dure peine qu’on puisse donner à un mortel, et qu’il faudra répéter tant qu’il y aura place en ce pays-là. Bien entendu que vous lui ferez donner à paître ; il ne nous causera point d’augmentation puisqu’il ne fera que remplir le vide du sieur Levasseur, frère d’un commis de M. de Pontchartrain qui nous a désertés pour lui attraper l’emploi du Canada […] ».

Faute de pouvoir se rendre chez lui, dans son château de Bazoches en Morvan, Vauban retourne à la citadelle de Lille dont il est gouverneur. Installé dans ses appartements de l’hôtel du gouvernement, contigu à la chapelle et donnant sur la grande place, il y retrouve ses habitudes, ses dossiers, et peut travailler dans de bonnes conditions avec ses secrétaires et dessinateurs qui occupent les salles de l’aile gauche. Au bas du grand escalier, son cabinet de travail lambrissé de menuiseries est pourvu d’un vaste bureau de chêne sur lequel on peut étaler à loisir les cartes et les plans. Le 23 mai 1693, des nouvelles de l’affaire Villeneuve viennent encore d’arriver et Vauban n’en est pas satisfait. Villeneuve a peut-être failli, mais les mesures prises par Le Peletier à son égard lui déplaisent et il ne se gêne pas pour lui écrire : « […] Vous avez envoyé Villeneuve à Mont-Dauphin pour en faire la carte avec 100 livres d’appointements. Comment croyez-vous que cela se puisse soutenir dans un lieu où il fait deux fois plus cher vivre que partout ailleurs et où la levée des cartes est dix fois plus difficile ; vu même que, dans tous les endroits du pays plat et uni où il ne fait pas si cher vivre de moitié, les autres ne peuvent pas la faire avec cinquante écus par mois et les trois hommes qu’on leur donne. »

Un ingénieur du roi.

« Je sais bien que c’est un petit fou qui mériterait d’être chassé ; mais je prends droit de le corriger et de le mettre au cachot quand il manque ; moyennant quoi je le rends doux comme un gant et en fais ce que je veux. Tel qu’il est, il entend aussi bien la levée des cartes et le dessin que les plus habiles des autres. Si on le met dans l’impuissance de pouvoir subsister, le désespoir le fera déserter et il en sait assez pour pouvoir nuire. Ayez-donc la bonté de le faire chercher à Paris, s’il y est encore, et lui faire donner la paye qu’on donne aux autres. Sinon envoyez le moi avec ses cent livres ; je tâcherai de le faire tuer au premier siège et voilà ce que je peux faire de mieux pour votre service […] ». 

Le Peletier comprendra-t-il un jour que si Villeneuve décide de passer du côté du duc de Savoie et de l’Empereur, ils l’accueilleront à bras ouverts ?

C’est ainsi qu’à Mont-Dauphin, à Guillestre et sur les pentes environnantes, Villeneuve, en maugréant, commence à lever la carte des environs de la place pendant que les travaux de la place avancent fébrilement et que Le Peletier continue à s’acharner contre lui. Vauban le sait et, comme il n’aime pas qu’on traite avec mépris ses ingénieurs qu’il appelle couramment « mes enfants » ou « mon petit troupeau », il remet en place le Directeur des Fortifications dans une lettre datée du 29 juin 1693 : « Vous ne prenez pas garde que par la vivacité avec laquelle vous expliquez la conduite du sieur de Villeneuve en deux mots qui contiennent cinq pages et demie, vous vous faites juge et partie en même temps […] Je conviens qu’il a failli pour avoir outrepassé son pouvoir, mais il en souffre, et deux mois de prison doivent être comptés pour quelque chose […] Au reste il ne me paraît aucune friponnerie, bien loin de là […] Si Villeneuve a manqué, Cladech qui n’a nulle mauvaise intention a manqué aussi, soit pour l’avoir laissé faire, ou pour ne l’avoir suffisamment instruit ; la crainte d’en être grondé est cause qu’il ne l’a pas défendu. Ce sont choses qu’il ne m’a pas désavouées […] Que Villeneuve ait été maître ou valet, c’est ce que je ne sais pas, ce n’est point moi qui l’ait mis dans la fortification […] ce que je sais de mieux de lui, c’est qu’il est fort appliqué, qu’il s’est donné beaucoup de peine et qu’il a été toujours brouillé avec tous les entrepreneurs, ce qui n’est pas une marque de volerie […] ».

C’est même plutôt un gage d’honnêteté à son avis. Ces gens qui parcourent le royaume à la recherche d’un gros contrat sont le plus souvent douteux ; il est bien placé pour le savoir. Certains, comme Anglart et Renckens pour Mont-Dauphin, sont recrutés parmi les entrepreneurs des bâtiments du Roi, mais beaucoup le sont n’importe où. Celui de Rocroy, récemment, n’était-il pas maître d’école ! Incompétent et de mauvaise foi de surcroit. Bref, dans le conflit Le Peletier-Villeneuve, comment ne pas comprendre Villeneuve qui vient d’écrire de Guillestre, le 18 juin : « Il est impossible de bien lever cette carte, n’ayant que 100 livres par mois, étant obligé d’avoir des chevaux qui coûtent ici plus de vingt sols par jour pour leur nourriture ; d’ailleurs les vivres y sont si chères qu’à plusieurs endroits aux environs l’on n’en trouve pas pour son argent, ce qui oblige d’en faire porter avec soi. »

Pour avoir séjourné lui-même en ce lieu, Vauban sait que son ingénieur ne ment pas. Le 6 juillet, il transmet la lettre à Le Peletier avec ce commentaire : « Vous trouverez ci-joint, Monsieur, une lettre que j’ai reçue du sieur de Villeneuve que vous avez envoyé à Mont-Dauphin, par laquelle vous verrez ce qu’il demande. C’est une raillerie de croire qu’un homme puisse faire la carte de ce pays-là pour cent livres par mois ; ainsi faites-le enfermer en quelque lieu, crainte qu’il ne déserte, ou bien lui faites donner de quoi subsister car le lieu où il est est beaucoup plus cher et plus difficile qu’aucun autre. »

Le sieur Villeneuve était convenu de se contenter de cent livres par mois et de trois hommes employés pour porter ses chaînes et piquets, réplique Le Peletier qui ordonne à l’ingénieur de cesser de se plaindre qu’on ne lui donne pas davantage. Si vous vous appliquez et faites bien vos dessins, lui fait-il écrire, on tâchera de vous faire donner quelque gratification. Promesse qui n’engage à rien.

Capture5A suivre…

 

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