Les fours à boulets ou tirer à boulets rouges (1/2)

Le four à boulets du type Meusnier présent au Fort-la-Latte.

Pour compléter nos différents articles sur les batteries de côtes, Fortification et Mémoire s’intéresse à un élément particulier des fortifications côtières entre 1793 et 1843 : le four à boulets, destiné à faire rougir les boulets. Le tir à boulets rouges est un procédé permettant d’incendier une ville assiégée, des magasins à poudre ou des navires. Ce mode de tir est surtout employé par les batteries littorales, tout du moins de façon permanente, empêchant toutes approches et toutes tentatives de débarquement. Notons toutefois, que la fumée d’un four, aperçue par un vaisseau ennemi, a souvent dissuadé l’agresseur d’aller plus avant.

Cet article va s’appuyer sur l’étude très complète réalisée sur les fours à rougir les boulets de Jacqueline et André Tiret parue dans la revue du Cercle d’histoire et  d’archéologie des Alpes-Maritimes, Archéam. Nous verrons au cours de cet article en deux parties : la petite histoire du tir à boulets rouges, comment faire rougir les boulets, les grils et les fours à boulets, la technique de tir particulière des tirs à boulets rouges et un petit inventaire des fours existants.

Petite histoire du tir à boulets rouges

Depuis l’antiquité grecque et romaine toute une panoplie d’artillerie névrobalistique œuvre à lancer des projectiles incendiaires sur les cités ennemies ou rivales ou parfois leur flotte.

Dessin représentant le siège de Syracuse par les Romains en 213 avant Jésus-Christ. Archimède y fut un assiégé célèbre. On remarque les projectiles incendiaires partant des machines de jet.

La poudre permet, dès le Moyen Âge, la propulsion des boulets de pierre et des boulets de fonte, plus homogènes et surtout plus destructeurs.

Sur l’apparition des boulets rouges en Europe, les avis divergent selon les sources. Pour certains, les Maures en font usage en 1342 au siège d’Algérisas (Espagne). D’après Thomas d’Elmham dans sa « Vie d’Henri V », ils sont employés à l’automne 1418 lors du siège de Cherbourg. Pour d’autres, cette méthode a été utilisée pour la première fois par les Polonais assiégeant Dantzig en 1577 ou par le maréchal de Matignon employant cette technique de tir au siège de La Fère (Aisne) en 1580. Pour terminer, l’Électeur de Brandbourg. mentionne des tirs à boulets rouges au siège de Stralsund (nord de l’Allemagne) en 1675.

Employés lors de sièges, les boulets rouges peuvent occasionner des dégâts importants. Ainsi, le maréchal de Villeroy, qui commande l’armée des Flandres, détruit partiellement le 13 août 1695, la ville de Bruxelles (un tiers de la ville) en lançant des bombes et 12 000 boulets rouges.

Après en avoir vu les effets lors du siège de Toulon, Napoléon fait adopter ce mode de tir pour ses batteries côtières en 1793. Ainsi, écrit-il : « Une frégate [anglaise] qui était en mauvaise voillière, ayant un peu tardé à sortir [de la rade de Toulon] s’est trouvée à portée du canon au moment où nos batteries de l’Eguillette [pointe ouest à la sortie de la rade]. »

Tous les artilleurs ne sont pas familiers avec ce genre de tir, Napoléon, lors de la campagne d’Égypte, écrit du Caire à Kléber, le 18 fructidor an VI (4 septembre 1798) : « Faites faire tous les jours, par les différents détachements d’artillerie, l’exercice à boulets rouges. La plupart de nos canonniers, même de nos officiers, ont peu l’occasion de tirer à boulets rouges. »

Ce mode de tir n’est pas exempt de dangers. L’Empereur écrit : « Le service du tir à boulets rouges est par lui-même dangereux, pénible et difficile ; les canonniers y répugnent tellement, que, pour peu qu’il y ait encore d’autres dangers, ils y renoncent, et ne tirent qu’à boulets froids. »

Lors des différentes campagnes napoléoniennes, l’artillerie française utilise régulièrement le tir à boulets rouges, lors des sièges de Magdeburg en 1806, de Cadix en 1811, de Hambourg en 1813…En 1836 l’aide mémoire à l’usage des officiers d’artillerie préconise, pour le bombardement d’une place, d’employer les boulets rouges.

À en croire certains auteurs, lors de la bataille d’Austerlitz, Napoléon aurait fait tirer à boulets rouges sur cinq mille ou six mille Russes en déroute traversant le lac Satschan, occasionnant des pertes considérables. Cela semble fortement improbable, car il faut faire rougir des boulets sur un gril alors que l’hiver est là et que la bataille n’est pas statique. D’ailleurs, le général Baron de Marbot présent à cette bataille, mentionne simplement dans ses mémoires, que l’artillerie de la Garde tire des boulets sur la glace.

Ce procédé tombe lentement en désuétude du fait des innombrables progrès de la technologie militaire. Toutefois, en 1855, lors du siège de Sébastopol, une batterie chargée de bombarder la flotte russe et la ville, tire à boulets rouges, grâce à un four portatif prêté par les Anglais.

Four mobile, mis en œuvre par la Marine royale norvégienne pour porter au rouge des boulets (vers 1860). Collection MoRsE.

Les moyens pour rougir les boulets

À l’origine, les boulets sont rougis simplement sur des grils. On creuse une fosse dans le sol et on y allume une grosse quantité de charbon de bois. On met dessus une forte grille de fer. Quand ce feu est dans toute sa force, on pose les boulets sur la grille, et ils y rougissent. Des expérimentations sont conduites à Cherbourg en 1785 mettant en évidence l’avantage de construire des fours. Ceux-ci sont utilisés pour les batteries de côtes.

Pour manier ces boulets rougis, les canonniers utilisent :

  • des tenailles ou pinces permettant de ramasser les boulets rouges tombés à terre ;
  • la cuiller ou bague à un ou deux manches servant à transporter le boulet porté au rouge, du four jusqu’au canon.

cuiller_a_boulets_rougesSont disponibles également : un crochet à attiser, des fourchettes pour prendre les boulets et des soufflets. La planche des outils est présentée dans la seconde partie de cet article.

Pinces à boulets rouges de 4 livres à 24 livres du musée de l’artillerie de Morgues en Suisse.

Les grils ordinaires et les fours à chauffer les boulets

Les grils ordinaires à chauffer les boulets

Si les grils en fer de campagne sont démontables et facilement transportables, ceux pour les sièges ou la défense des places ne se démontent pas. Lors de la campagne d’Égypte il y a un gril pour trois pièces.

L’utilisation du gril est assez simple : il est posé dans une excavation d’environ 30 centimètres de profondeur dans laquelle on fait un feu de charbon de terre [charbon fossile]. Au-dessus une voûte est formée avec des arceaux de fer plat et des plaques de gazon. Ces grils, s’ils sont peu coûteux et faciles d’utilisation ont un défaut : les boulets sont lents à chauffer (plus de 2 heures pour rougir un boulet de 36) et ils n’atteignent pas toujours la température souhaitée.

Il existe au début du XIXe siècle, trois types de grils ordinaires à chauffer les boulets de 24 livres et 16 livres [où entre 18 et 21 boulets peuvent être simultanément rougis], pour ceux de 12 livres et 8 livres [où entre 32 et 36 boulets peuvent être simultanément rougis] et pour ceux de 4 livres [où 40 boulets peuvent être simultanément rougis].

Les fours à réverbère

Le four est dit à réverbère ou à réverbération car la chaleur est réfléchie par la voûte du tunnel du four. Il a été conçu par le général Meusnier du Génie (1754-1798). Il en existe de deux types : du modèle 1793 et du modèle 1820.

Four du type Meusnier (1793). Coupe axonométrique du four à boulets de la batterie des Braves-Gens dans l’île Saint-Honorat. Collection Jacqueline et André Tiret.

Principalement construit en maçonnerie, il ne doit pas dépasser, pour des problèmes de repérage, une certaine hauteur et doit disposer d’une grande emprise au sol pour chauffer un maximum de boulets. Il est positionné à proximité des batteries de canons. Le four est alimenté en permanence en boulets. La caractéristique de ces fours est d’avoir une sole en briques ou en granite [partie réfractaire sur laquelle on place les boulets] inclinée et couverte d’une voûte semi-circulaire en briques réfractaires tout au long de la pente. Cette sole comporte deux, trois ou quatre gouttières ou cannelures (environ 20 centimètres de large) en brique, en forme de V ouvert, dans lesquelles sont guidés les boulets pendant la chauffe. Cette voûte permet la mise au rouge des boulets par réverbération. Le foyer est accolé au pied de la sole qui débouche, en partie haute dans une cheminée (plus ou moins haute). Le foyer est parfois latéral par rapport au tunnel de chauffe (modèle type 1820).

66b5ca78-2bde-42c9-9a92-3e59563e452fLe principe est basé sur une augmentation progressive de la température entre 800° centigrades et 900° centigrades, pour une chauffe de boulets de calibre 16 qui doivent atteindre la couleur rouge cerise. Pour pallier et anticiper certains problèmes de manipulations, il est conseillé de rester à 150° centigrades, sous la température de fusion du boulet. C’est pourquoi une synergie est essentielle entre les opérateurs, pour coordonner le four lui-même et les manœuvres de tir de la batterie.

Les boulets froids sont enfournés en partie haute de four. Le four peut accueillir une vingtaine de boulets par gouttière (variable en fonction de la longueur de la gouttière). Un foyer latéral, nourri au charbon de bois, dispense la chaleur dans le four et ses flammes viennent lécher les boulets. La partie haute est munie d’une cheminée apportant un puissant tirage.

Ce système permet d’obtenir un excellent rendement. Les boulets sont chauffés en 35 minutes (variable en fonction du diamètre des projectiles) jusqu’à atteindre la couleur rouge cerise, d’où l’expression « tirer à boulets rouges ». Cependant, les conditions météorologiques peuvent réduire considérablement l’efficacité du four sur l’ensemble de son fonctionnement.

Avec ce principe, le four à boulets peut approvisionner plusieurs canons assez proches, en ayant une autonomie suffisante d’environ 60 boulets en chauffe.

Le capitaine Buonaparte, alors à Nice où se trouve la portion principale du 4e régiment d’artillerie, est chargé par le général Jean du Teil, commandant l’artillerie de l’armée des Alpes, de mettre en place et d’approvisionner les batteries de la côte. Le 3 juillet 1793 il écrit au lieutenant-colonel Jean-Baptiste Bouchotte, ministre de la Guerre : « Citoyen Ministre, nous n’avons pas encore l’usage, dans l’artillerie, d’établir des fours à réverbère près des batteries de côte ; nous nous contentions d’une simple grille avec soufflet de forge. Mais l’avantage des fours à réverbère étant généralement connu, le général Duteil me charge de vous demander un modèle avec les profils, afin que nous soyons dans le cas d’en construire sur nôtre côte et de brûler les navires des despotes. »

Il demande aussi à Rhodes de Barras, directeur de l’arsenal de Toulon, ces plans. Les plans lui sont envoyés le 15 juillet par Dupin adjoint du Ministre. A l’automne 1794, des essais sont effectués à Nice afin de déterminer la meilleure méthode pour chauffer des boulets dans un four à réverbère.

Il faut un four pour fournir les boulets rouges à 12 canons. Le temps nécessaire à la préparation du four à réverbère et sa montée en température est d’une heure, et 30 minutes à 35 minutes sont nécessaires pour faire rougir un boulet de 36 de batterie de côtes. Pour le four à réverbère, il faut 300 kilogrammes de charbon (ou 0,6 m3 de bois blanc) pour le monter en température, et 6 kilogrammes par heure pour entretenir celle-ci.

Pour mettre en œuvre un four à réverbère, une équipe composée de cinq hommes est nécessaire (en dehors des canonniers qui approvisionnent en bois ou charbon et en boulets) :

  • un chef de feu : c’est lui qui fait sortir les boulets du four en choisissant toujours le plus rouge ; il fait recharger en bois si nécessaire et en boulets ;
  • un tiseur : il prépare le feu et l’entretient ;
  • un décrasseur : lorsque le boulet est resté trop longtemps dans le four, il s’encrasse, celui-ci est chargé de le nettoyer, en le faisant rouler plusieurs fois dans une pierre à décrasser ;
  • un premier servant ayant la responsabilité de charger le four en boulets, qui doit toujours être au 2/3 de sa capacité (sauf en fin de tir), il avertit le chef de feu lorsque les canonniers se présentent avec leur cuiller, pour prendre un boulet rouge ;
  • un second servant approche les boulets froids pour le premier servant. Il est chargé de maintenir deux pouces d’eau dans le cendrier du foyer, et de retirer les cendres éteintes à l’aide d’un râble.

Lors de la campagne d’Égypte, Napoléon met en place des batteries pour défendre les ports et l’embouchure du Nil, mais, pragmatique, il écrit au général Kléber : « Il est inutile de faire des fours à réverbère ; pour bien les faire, il faut une grande dépense de fer, et, pour peu qu’ils soient mal faits, la chaleur les fait fendre, et ils ne sont plus d’aucun usage. Un bon gril enfoncé d’un pied en terre et environné de briques ou de terre est aussi bon et ne coûte ni peines ni dépenses à faire. »

Les boulets sont fournis par les différentes manufactures des arsenaux (Toulon, Brest…).

Disposition d’une batterie de côte avec son four à rougir les boulets. Collection archeam.

A suivre…

 

Print Friendly, PDF & Email