Les fortifications du Chemin des Dames : le système Séré de Rivières (3/6)

Le général Raymond Adolphe Séré de Rivières (1815-1895), officier du génie, polytechnicien, a une grande expérience des systèmes défensifs. En 1862, il a conçu les défenses de Nice rattachée à la France, puis, en 1864, organisé le camp retranché de Metz et, en 1870, mis Lyon en état de défense. Pendant la guerre franco-allemande, il commande le génie de l'armée de l'Est puis reprend les forts d'Issy, de Vanves et de Montrouge aux Fédérés pendant la Commune. En 1873, il est nommé secrétaire du comité de défense chargé de définir la future organisation de défense des frontières. Son expérience lui permet d’élaborer rapidement un projet En 1874, nommé directeur du Service du Génie au ministère de la Guerre, il est chargé de la construction. Il est destitué en 1880, victime d’une querelle interne à l’état-major général.

Le général Raymond Adolphe Séré de Rivières est né, le 20 mai 1815, à Albi (Tarn) et est décédé, le 16 février 1895, à Paris.

Dans cet article, les documents mentionnés : « Collection Vaubourg Cédric » ou  « Collection Vaubourg Julie » ou « Collection Vaubourg Cédric et Julie » ou « www.fortiffsere.fr » sont publiés avec l’extrême amabilité de monsieur et madame Cédric et Julie VAUBOURG. Ces documents sont extraits de leur site : www.fortiffsere.fr, le site web sur la fortification Séré de Rivières.

Avant de pénétrer à l’intérieur du fort de Condé-sur-Aisne, nous allons nous intéresser au système de fortification développé par le général Séré de Rivières. Un système de défense cohérent tel que l’on en a pas réalisé en France depuis le « Pré carré » de Vauban. Ni la Révolution, ni l’Empire n’ont eu le temps d’étudier et de faire construire un nouveau système fortifié.

La perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine au traité de Francfort laissent la frontière nord-est de la France dépourvue de défenses alors que son armée est à reconstruire sur de nouvelles bases. La persistance des tensions avec l’Allemagne faisant craindre une reprise des hostilités dès 1875 et la faiblesse militaire du moment, font opter pour une stratégie initiale défensive. Le système fortifié, datant de Vauban, a fait son temps. L’organisation de la défense des frontières doit être repensée. En juin 1873, Thiers crée un comité de défense destiné à en jeter les bases. Le projet du général Séré de Rivières est mis en œuvre dès son adoption en 1874.

Le système Séré de Rivières

Introduction

La réalisation de ce système de fortification est décidée en 1874 par le Parlement pour défendre en priorité, contre l’Allemagne, notre nouvelle frontière du nord-est, démantelée après l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine. Ce système s’étend peu à peu aux frontières italienne et espagnole, ainsi qu’aux ports de guerre. Puis, subit à partir des années 1880, une évolution parallèle à celle de l’armée française pour n’être mis à l’épreuve qu’en 1914 sur la frontière allemande, soit quarante ans après l’ouverture du premier chantier.

L’organisation défensive des frontières de l’Est de la France (1870-1914). Collection Frédéric Lisch.

La conception de ce système de défense relève d’une œuvre collégiale, celle du comité de Défense mis en place discrètement par le communiqué suivant : «L’organisation défensive du territoire national, ayant été profondément bouleversée par les résultats de la guerre de 1870-1871, l’étude des mesures à prendre pour remettre nos frontières en état de défense sera confié à un comité de défense institué par une décision présidentielle en date du 28 juillet 1872

Ce comité de onze membres est composé des plus hautes instances militaires sous la présidence du ministre de la Guerre, le général Ernest Courtot de Cissey. Le général Séré de Rivières, commandant le 2e Corps de l’armée de Versailles, en est le secrétaire de 1874 à 1880. En réalité, il est le maître à penser et le concepteur de ce système éponyme.

Ce qui est entrepris est achevé pour l’essentiel en 1885. Cet ensemble doit ensuite être adapté à l’aménagement du territoire et à l’évolution des plans de guerre, tout en tenant compte des perfectionnements de l’artillerie (tir fusant et obus-torpille). Cela se fait au fil des ans, dans la mesure où l’état-major s’y emploie et lorsque le Parlement attribue des crédits. Malgré le discrédit l’ayant peu à peu affecté dans les années précédant la Grande Guerre, ce système joue un rôle important au début de celle-ci. Mais, il faudra attendre la bataille de Verdun (1916) pour que l’on s’aperçoive des services qu’il peut toujours rendre.

Les forts de la place forte de Verdun (1874-1913) forment plusieurs ceintures autour de la ville. Collection Frédéric Lisch.

Les principes du système fortifié de Séré de Rivières

En résumé, la France de 1874 veut disposer d’un système fortifié :

  • fondé sur la géographie et l’implantation ferroviaire, donc susceptible de garder sa valeur durant de longues années ;
  • visant à gêner le plus possible le déploiement de son adversaire sur une grande zone de terrain et à faciliter au contraire la manœuvre de son armée temporairement réduite ;
  • agissant par des feux puissants et lointains d’artillerie ;
  • prenant comme adversaire, l’artillerie ennemie ;
  • concentrant ses batteries dans des ouvrages qui les défendent.

Un concept novateur : les rideaux défensifs

Le général Séré de Rivières propose un concept moderne, tenant compte de l’évolution des conflits vers la mobilisation de toutes les ressources nationales, des avancées technologiques récentes, de l’utilisation militaire du chemin de fer qui ouvre de nouvelles perspectives stratégiques. La notion d’ouvrages isolés autonomes est définitivement abandonnée au profit d’un système cohérent et global combinant la fortification permanente et l’action des armées en campagne. Il s’agit non seulement de mettre le pays à l’abri d’une attaque brusquée et de lui donner des délais pour mobiliser et concentrer les forces, mais également protéger les régions économiques vitales et les axes majeurs de communication. Il est donc établi sur des sites  favorables, au plus près des frontières. Le système est conçu pour canaliser l’ennemi. Discontinu, il est articulé en rideaux défensifs de forts s’appuyant chacun sur deux môles – places fortes d’appui (camps retranchés à vocation spécifique) – laissant des trouées dans lesquelles l’ennemi qui s’y engage peut être manœuvré. 

Il convenait, comme déjà avant 1874, de mettre les villes fortifiées à l'abri des bombardements ennemis en cas de siège, en établissant dès le temps de paix, des ouvrages permanents, en avant des villes, obligeant l'assiégeant à se placer à une distance rendant tout bombardement de la ville impossible. Il fallait en outre les protéger d'éventuels "coups de main", on décida donc à cet effet, de maintenir les enceintes fermées pré-existantes. Enfin, profitant de la portée accrue de l'artillerie rayée, on envisagea la création d'une première ligne de défense, située en avant des ouvrages détachés, à une distance telle qu'elle permettait d'obtenir de ces derniers un appui d'artillerie efficace. Les villes ainsi protégées prirent le nom de "noyau central". Il résulte de ce qui précède que l'organisation défensive d'une grande forteresse doit comprendre les lignes suivantes (en partant de la zone la plus éloignée du noyau central) : une ligne de défense extérieure à distance convenable de la ligne en arrière pour être soutenue efficacemment par l'artillerie de cette dernière; une ligne principale de défense formée par la ligne des forts détachés ayant pour objet : de maintenir l'artillerie de l'attaque à une distance du noyau central telle qu'elle ne puisse en effectuer le bombardement ; de favoriser la défense extérieure et de retarder l'investissement de la place ; de soutenir la lutte d'artillerie, c'est-à-dire de permettre à l'artillerie de la défense de lutter efficacement contre l'artillerie de l'attaque qui cherchera à ruiner les moyens du défenseur et à le chasser de ses positions ; de former une barrière pour empêcher l'ennemi d'approcher de la place. Un noyau central ayant pour but de mettre le commandement de la place et les approvisionnements de toute nature qui y sont stockés, à l'abri d'une surprise.

L’organisation de principe des forteresses en 1874 – 1885. Collection Le Petit Atlas de la Fortification de Lionel Pracht.

Deux lignes de défense et des places fortes

La première ligne, comprend les places ou les ouvrages destinés à assurer la protection immédiate de nos frontières.

Sur la frontière du nord.

On cherche le lieu d’une invasion probable entre Dunkerque et Longwy en cas de violation des neutralités belge et luxembourgeoise. On pense que la région baignée par la Meuse et la Sambre conduisant à Paris par la vallée de l’Oise est une voie possible. Plus au nord, les Allemands s’éloignent de leurs bases d’opérations et, plus au sud, ils tombent dans le massif, que l’on suppose difficilement praticable, des Ardennes (ce ne sera pas toujours le cas !).

Cette ligne de défense s’appuie à droite sur la Sambre et à gauche sur l’Escaut et la Scarpe. Les forts et la place de Maubeuge protègent et battent les écluses des rivières (Forts de Maulde [fort de Maulde] et de Flines) et des voies de communications importantes. Des obstacles naturels comme les rivières, les forêts et les marécages, augmentent la valeur du rideau.

Au nord et au sud de ce rideau, on s’efforce de diminuer l’espace accessible et de barrer les voies de communications. Ainsi, on conserve au nord, l’ancienne région maritime de Vauban renforcée par les places de Dunkerque, Bergues, Calais, Gravelines et Lille, entourée de sa ceinture de forts détachés. Au sud, on maintient la citadelle de Givet (fort de Charlemont) qui tient la Meuse et le chemin de fer de Mézières à Namur et on construit le fort d’arrêt d‘Hirson (ou fort Dubois, Aisne) pour contrôler le nœud important de voies ferrées, notamment celles de Laon à Hirson et de Valenciennes à Charleville.

Les frontières du nord et du nord-est.

Les frontières du nord et du nord-est.

Le général Séré de Rivières aurait voulu fortifier nettement plus la frontière nord et notamment établir un deuxième rideau défensif en arrière des espaces laissés vides par la première ligne de manière à arrêter la marche de l’ennemi et permettre à nos troupes de se réorganiser en cas d’insuccès. On lui refuse les crédits et de nombreuses places du nord sont progressivement déclassées au profit des rideaux défensifs du nord-est, entre Verdun et Belfort. Cela montre à l’ennemi la voie à suivre…

Les fortifications de la frontière nord (extrait).

Les fortifications de la frontière nord (extrait).

Sur la frontière du nord-est

Le traité de Francfort qui enlève à la France, la ligne du Rhin, Strasbourg et Metz, laisse la frontière ouverte de Longwy à Belfort sur deux cents kilomètres.

On se résout à établir un rideau défensif sur la Meuse avec Verdun et Toul comme appui d’aile et sur la Moselle avec Épinal et Belfort comme places principales. Entre ces deux rideaux se trouve la trouée de Charmes (réception à Langres), dont la défense est facilitée par la nature boisée de la région, ainsi que par les lignes successives de la Meurthe, de la Mortagne, de la Moselle et du Madon. En avant de la trouée, la voie ferrée pénétrante Strasbourg-Paris est contrôlée par le fort de Manonviller.

On note également : la trouée de l’Oise (entre les places de Maubeuge et de Verdun), réception à Laon et la trouée de Stenay (entre Maubeuge et Verdun ), réception à Reims.

La trouée de Charmes en 1914. Collection Vaubourg Cédric ou Julie www.fortiffsere.fr.

Là aussi, des points d’appui de seconde ligne sont établis, mais seuls les points d’appui des ailes ont été organisés dès le temps de paix : Langres, Dijon et Besançon.

Les fortifications de la frontière nord-est.

Les fortifications de la frontière nord-est.

Sur la frontière suisse

Le principal danger est qu’une armée italienne entre par la Suisse pour prêter main forte à son allié Allemand sur le théâtre principal des opérations. Or, la Suisse a nettement renforcé sa neutralité, politiquement mais aussi avec la création de fortifications le long de sa frontière avec l’Italie et ce danger est considéré comme négligeable. La fortification de la frontière du Jura consiste donc en des forts d’arrêts destinés à maitriser les principales voies de communication et de pénétration. On note, la trouée de Belfort (entre Belfort et le Jura), réception à Montbéliard puis Besançon.

Les fortifications à la frontière du Jura.

Les fortifications à la frontière du Jura.

Sur la frontière italienne

La détente avec l’Italie, pourtant membre de la triple alliance, a entraîné la non-modernisation des fortifications Séré de Rivières. Le terrain peut facilement être défendu et de plus en hiver, les opérations militaires sont difficiles voire impossibles. Il est peu probable qu’une bataille décisive engageant le sort de la nation s’y joue et c’est pour cela que le rôle de l’armée des alpes est uniquement de contenir une attaque italienne. Les efforts devant se porter sur la frontière nord et nord-est. Les forts Séré de Rivières, non modernisés après 1885, serviront donc de forts d’arrêts.

Les fortifications de la frontière des Alpes.

Les fortifications de la frontière des Alpes.

Sur la frontière pyrénéenne

Quelques forts suffisent à imperméabiliser l’excellente barrière naturelle que constituent cette chaîne montagneuse. Le fort Serrat d’En Vaquer (Perpignan) et le fort Béar (Port-Vendre) sont des forts nouveaux. Les forts anciens sont réutilisés là aussi, comme Mont-Louis, Portalet, Bayonne et Perpignan.

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La seconde ligne

La seconde ligne de places fortes complète la première ligne de défense, soit en cas de chute d’une place frontalière, soit en cas de débouché d’un ennemi à travers une trouée. Cette seconde ligne a pour but de former un arc de cercle protégeant Paris.

La seconde ligne devait être constituée par celle de la Somme, dont l’organisation comportait la création d’ouvrages extérieurs autour des places d’Amiens, de Péronne et par la ligne des collines de Champagne comprenant trois groupes distincts, celui de La Fère, de Laon et de Soissons, celui de Reims et celui de Nogent. Ce dernier groupe devant être reliè par l’ouvrage de Montereau, au camp retranché de Paris et à la ligne de la Seine, maintenue jusqu’au Havre par deux points solidement organisés à Rouen et à Vernon.

La réalisation de cette seconde ligne de défense se limite aux places fortes de La Fère, de Laon et de Reims, avec des forts type 1874 non modernisés, faute de moyens.

Les places fortes

Plus au sud, la seconde ligne de défense est complétée par les places fortes de Langres et de Dijon. Celle de Dijon est la clé de la défense du Morvan, en raison de sa position : à portée de Langres, de Besançon et d’Auxonne et près des nœuds de communications de la Bourgogne et de la Franche-Comté avec l’intérieur du pays.

La place forte de Grenoble sert de place de seconde ligne aux fortifications savoyardes, profitant du relief pour barrer ce carrefour de vallées alpines.

La place forte de Paris est protégée par une vaste ceinture de dix-huit forts et trente-huit batteries construits depuis 1874, auxquels se rajoutent les seize forts bastionnés de la première ceinture, construits entre 1842 et 1846. L’ensemble doit servir de « camp retranché », voire de « réduit national » pour protéger la capitale qui est le principal nœud ferroviaire français (encore appelé : étoile de Legrand).

La place forte de Lyon est équivalente à celle de Paris, avec une ceinture extérieure de quatorze forts et soixante-dix batteries de type polygonal, doublant la ceinture de forts bastionnés construits entre 1831 et 1848.

Pour un complément d’informations, vous pouvez également consulter l’article :  « Canon versus cuirasse, le vainqueur est…(part.2/3) ».

A suivre….Le fort de Condé

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