Canon versus cuirasse, le vainqueur est …(2/3)

Dans cet article les documents mentionnés : « Collection Vaubourg Cédric » ou    « Collection Vaubourg Julie » ou « Collection Vaubourg Cédric et Julie » ou « www.fortiffsere.fr » sont publiés avec l’extrême amabilité de monsieur et madame Cédric et Julie VAUBOURG. Ces documents sont extraits de leur site : www.fortiffsere.fr, le site web sur la fortification Séré de Rivières.

Dans cette deuxième partie, que l’on pourrait intituler : « quand la fortification s’enterre ou l’histoire succincte de l’a daptation de la fortification française à l’artillerie », Fortification et Mémoire n’aborde que le cas générique des fortifications “classiques” laissant volontairement et provisoirement, dans un souci de clarté, de côté les fortifications spécifiques du littoral et d’altitude. Ces fortifications obéissant ou s’adaptant à leur environnement propre font de chacune un cas particulier. Celles-ci méritent donc un travail de rédaction catégoriel.

Reprenons l’introduction de cet article pour en resituer le contexte : « Dans la deuxième moitié du XVe siècle, l’apparition du boulet métallique dû au progrès de la métallurgie rend l’artillerie beaucoup plus performante. Désormais, le boulet métallique tiré à moins de cent mètres brise n’importe quel rempart de pierre quelque soit son épaisseur. Des solutions palliatives comme l’épaississement des murailles et l’arasement des tours et des remparts n’y feront rien ».

Des ingénieurs militaires italiens y apportent deux solutions. La première consiste à créer un mur de terre remparé de vingt-cinq mètres d’épaisseur revêtu de pierres ou de briques absorbant le choc du boulet métallique. Comme on ne sait pas élever en hauteur de tels remparts sans qu’ils s’écroulent, il est nécessaire de les défiler dans le fossé. Inconvénient, étant très bas, il devient impossible pour le défenseur de voir ce qui se passe au pied du rempart. La seconde solution permet de pallier ce défaut majeur en faisant surveiller et défendre ce rempart par des voisins à droite et à gauche, se couvrant latéralement : les bastions. Ceux-ci sont le point de départ de la fortification dite “moderne”.

Ainsi, qu’elle soit, linéaire avec peu ou prou de profondeur (comme la ligne Maginot ou le Mur de l’Atlantique); de circonstance (comme la protection de points de passage); passagère ; circulaire ou avec un système de forts détachés (comme la place forte de Verdun, les villes de Paris et de Lyon, par exemple); la fortification va s’attacher en permanence à améliorer les conditions de combat du défenseur face au progrès de la poliorcétique et de l’artillerie en particulier.

Jusqu’en 1530, la fortification s’élève

Pendant des siècles, de l’Antiquité au Moyen-Age, des murailles antiques aux châteaux médiévaux, la fortification n’a que très peu évolué.

Le premier obstacle pour l’assaillant se présente sous la forme d’un fossé sec ou inondable, dont les déblais, dans les châteaux dit “de plaine”, servent à rehausser le corps de celui-ci. Lui succède un mur d’enceinte maçonné, second obstacle pour l’assaillant. Ce mur, est la position de combat pour les défenseurs, qui s’abritent dans des constructions, de bois à l’origine, plus tard en pierre, que renforcent aux endroits déterminants des tours (de guet, de défense) toujours plus massives (entre neuf et douze mètres) et toujours plus élevées (jusqu’à trente mètres). Le donjon de Coucy en est l’exemple extrême et unique. Hourds, bretèches, créneaux et mâchicoulis en améliorent leur défense.

     

Si l’évolution architecturale a été lente, c’est que les moyens d’attaque ne se sont que peu modifiés. Pendant des siècles, seules les machines de guerre, déjà appelées artillerie, comme la baliste, la catapulte, le mangonneau, le trébuchet, la pierrière, le couillard et le bélier sont employés pour mettre à bas les murailles. Dès 1350, l’artillerie à boulets de pierre apporte un moyen nouveau à l’assaillant, mais l’imprécision et le manque de puissance de cette artillerie rudimentaire n’en font pas encore une menace sérieuse pour les maçonneries de pierre. Les pièces d’artillerie se révèlent souvent plus dangereuses pour le canonnier que le défenseur. Pour l’instant, cette artillerie n’est qu’une arme supplémentaire, ni plus ni moins efficace que les traditionnels engins de type névrobalistique.

     

Fortification et Mémoire vous propose quatre liens vers des châteaux rassemblant des machines de guerre :

A la charnière des XVe et XVIe siècles, les armées de Charles VIII, puis de Louis XII, en envahissant l’Italie ont provoqué une crise majeure dans l’histoire de la fortification militaire : elles viennent de faire la démonstration que plus aucun rempart, plus aucun château médiéval n’est en mesure de résister à une artillerie moderne.

Les châteaux (encore dénommés ainsi) sont désormais bâtis ou adaptés pour résister à une artillerie de siège de plus en plus puissante, de plus en plus maniable, employant des boulets pesant jusqu’à 200 livres (environ cent kilogrammes) et de 42 centimètres de diamètre, parfois cerclés de fer (1406) ou entièrement en fonte (1418). Un meilleur dosage des poudres assure aux tirs une plus grande régularité. Désormais, l’artillerie est en mesure de concentrer ses tirs sur n’importe quel point du rempart et donc de créer une brèche.

 

Cette nouvelle artillerie vient de faire tomber le principe défensif en vigueur depuis l’Antiquité, celui de dire que plus une muraille est haute, plus elle est inaccessible.

En France, deux châteaux en particulier prennent en compte cette nouvelle donne. Le château de Bonaguil (Lot-et-Garonne) est aménagé de 1445 à 1482, sur l’emplacement d’un château du XIIIe siècle. Il va bénéficier d’améliorations en rapport avec les perfectionnements de l’artillerie : une barbacane aux murs massifs, un donjon présentant un éperon épais et profilé, de nombreuses canonnières (plus d’une centaine) sont percées dans les murs, un boulevard ceinture le château, des moineaux sont installés au pied des murs d’escarpe et des fausses braies construites au pied des remparts.

     

Découvrir Bonaguil en vidéo :

   

La forteresse de Salses (Pyrénées-Orientales), est élevée de 1447 à 1503 par l’ingénieur espagnol Francisco Ramiro López. Construite ex nihilo, elle bénéficie directement des adaptations nécessaires :

  • les murailles, talutées à leur base, sont épaisses de quatorze mètres et s’enfoncent dans les fossés, afin de les protéger des coups directs de l’assaillant, ne laissant dépasser du glacis que la partie nécessaire à l’artillerie ;
  • les fossés sont battus au moyen de canonnières percées au bas des courtines ;
  • un chemin de ronde pouvant accueillir des canons ;
  •  des tours d’artillerie aux angles de l’ouvrage ;
  • des tours détachées de la forteresse et ouvertes à la gorge ;
  • des défenses d’entrées multipliées.

Découvrir Salses en vidéo :

Ces forteresses entérinent la fin de la fortification médiévale et s’inscrivent comme un essai d’adaptation aux armes nouvelles : réduction de la hauteur, augmentation de l’épaisseur des murs, surfaces courbes, tours d’artillerie aux angles de la fortification et tours détachées de l’enceinte. Elles font la transition entre la fortification féodale et la fortification bastionnée.

 De 1530 à 1880 : la fortification s’arase

 [Pour cette partie, il pourra être utile de se reporter à l’article Les reliefs de l’histoire, où il est question de la fortification bastionnée].

L’apparition du boulet métallique démolissant à coup sûr les murailles de maçonnerie montre les limites du système de la fortification de pierre médiévale et de ses adaptations. En fait, le boulet n’est pas seul en cause, mais ce sont bien les progrès considérables de l’artillerie qui obligent la fortification à remettre en cause ses principes de défense.

Les progrès de l’artillerie sont décomposables en quatre grandes étapes :

  • tube coulé d’une pièce en fonte puis en bronze, au lieu d’être fait de bandes de fer cerclées comme un tonneau ;
  • la poudre moulue en grains offrant une plus grande régularité de combustion et une plus grande sécurité d’emploi ;
  • l’affût sur roues facilitent la mise en direction et le déplacement ;
  • le canon, en son point d’équilibre, est suspendu à l’affût par deux tourillons opposés, rendant aisément possible le pointage de la pièce en hauteur, donc en distance de tir.

Au côté de cette artillerie de tir tendu, les mortiers de calibres variables, parfois énormes, sont des pièces de siège dont le tir courbe complète aussi bien la panoplie du défenseur que celle de l’attaquant, puisqu’elles atteignent des objectifs cachés derrière un obstacle.

Deux grands principes vont être mis en œuvre par les ingénieurs militaires et conduire à la fortification bastionnée : le défilement  et le flanquement réciproque.

Le défilement, « voir sans être vu » : pour échapper aux tirs de l’artillerie ennemie, l’enceinte doit se développer sur un plan horizontal et non plus sur un plan vertical. Les enceintes vont maintenant affleurer le niveau du sol. Les ouvrages de cette nouvelle enceinte sont constitués des remblais dégagés lors du creusement du fossé. Ces masses de terre sont damées et revêtues d’un parement en maçonnerie, faisant office de mur de soutènement encore appelé escarpe  (pour approfondir le sujet).

Le flanquement réciproque : chaque ouvrage de l’enceinte doit être défendu par les feux croisés des ouvrages collatéraux. Les enceintes étant enterrées, les tours font place à des plateformes de tir basses et à ciel ouvert, où sont réunies des pièces d’action lointaine et de flanquement. Pour éviter les angles morts, ces plateformes adoptent le plan pentagonal. Cet ouvrage prend le nom de bastion, donnant son nom au système nouveau, la fortification bastionnée.

Le bastion nait en Italie, des ingénieurs militaires au service des princes. Vers 1515, Antonio da Sangallo édifie pour l’enceinte de Civita-Cecchia, une suite de boulevards en terrassement comportant aux angles une avancée en forme de fer de lance, préfigurant le bastion.  Michele San Michele vers 1530, construit l’enceinte de Vérone et y place les premiers bastions. Ceux-ci vont se répandre à travers toute l’Europe sous différentes formes en fonction des travaux des ingénieurs (Jean Errard, Blaise François Pagan…).

Pour être parfaitement flanquée, une enceinte doit être ponctuée de bastions équidistants, dont l’espacement, et dont la courtine qui les relie, est fonction de la portée des pièces d’artillerie utilisées. Vauban va porter le système de la fortification bastionnée à son plus haut point de développement, à travers ses trois systèmes (cf  l’article Les reliefs de l’Histoire, au chapitre traitant du plan-relief de Neuf-Brisach).

Les avancées apportées par ce nouveau système sont :

  • la création devant le corps de place, d’un glacis ;
  • un fossé large et profond augmentant la distance séparant le tir des assaillants des bâtiments du corps de place ;
  • l’installation d’une banquette d’infanterie et d’un terre-plein pour l’artillerie sur des remparts de terre obliques, simplement revêtus en surface de maçonnerie dont la masse et l’étanchéité doivent être à même d’absorber l’énergie cinétique du boulet ;
  • de nouveaux organes, détachés de l’enceinte, apparaissent : cavaliers, demi-lunes, différentes formes de bastions, tenailles…., se couvrant mutuellement. Ils retardent l’assaillant et compliquent son approche; ces ouvrages protègent les défenseurs de l’artillerie ennemie, notamment des tirs en enfilade et par ricochet ;
  • la multiplicité des feux : ils battent les fossés, couvrent les ouvrages avancés, frôlent les murs de contrescarpes et balayent les glacis.

Avec des adaptations, ce système restera plus ou moins en usage jusque vers 1860.

La fortification polygonale

Déjà, en 1863, les effets destructeurs des pièces rayées sont mis en exergue par les expérimentations sur le fort Liédot (Île d’Aix) et les résultats observés, ainsi que d’autres essais permettent au lieutenant-colonel Hennebert d’affirmer que les obus : « atteignaient partout leur but, détruisant également toutes les maçonneries mal couvertes, que celles-ci fissent partie intégrante d’un front polygonal ou d’un front bastionné ; ruinant uniformément tous les remparts, quels qu’en fussent le tracé et profil quand les organes vulnérables de ces défenses n’étaient point défilés des feux plongeants de l’attaque… ».

Jusqu’en 1880, quelques évolutions, souvent éphémères, voient le jour, comme la fortification perpendiculaire de Montalembert (1776) et la lunette d’Arçon. Ces évolutions vont aboutir au système de la place à forts détachés utilisant la fortification pentagonale. Elle établie des forts à cinq bastions, entourés de larges et profonds fossés dont les escarpes et les contrescarpes sont maçonnées. Des demi-lunes assurent la protection des courtines.

La fortification bastionnée est officiellement abandonnée le 9 mai 1874 et remplacée par la fortification polygonale simplifiée. Avec une superficie comprise entre trois et quinze hectares, le fort polygonal apparaît de l’extérieur comme une masse de terre car toutes les maçonneries sont défilées aux vues et aux tirs plongeant “au quart”. Dans ce tracé polygonal, chaque mission est confiée à une construction au tracé particulier :

  • le rempart est tracé en fonction du nombre et de l’orientation des objectifs à battre, les fossés rectilignes dessinent, le plus souvent, un polygone régulier pour limiter le nombre de flanquement ;
  • sur le massif central et sur les cavaliers sont disposés l’artillerie d’action lointaine et rapprochée ;
  • autour du massif central s’organise la vie du fort : la caserne répond aux impératifs de protection (garnison et approvisionnement) et d’hygiène ;
  • dans le massif du rempart prennent place : les magasins à poudre et à munitions, les ateliers de réparation et de chargement des projectiles.

Le tracé polygonal permet de réponde au problème de l’écart grandissant entre actions rapprochée et lointaine par une différentiation des organes et un étagement des plans de feux.

Devenu plateforme d’artillerie, le fort polygonal est classé en trois types.

  • à cavalier à batterie haute. Cette disposition où sont superposées les crêtes d’artillerie et d’infanterie est celle adoptée par les forts au début de la fortification polygonale. Cela a pour avantage de donner une excellente vue à l’artillerie des forts et d’apporter un accroissement de portée de leurs canons. Par contre, il y a deux inconvénients majeurs. Premièrement, il est impossible d’armer les forts avant que la construction de la caserne ne soit terminée. Deuxièmement, les traverses-abris se situent très haut sur le rempart et donnent de très bons repères à l’artillerie ennemie.
  •  à massif central avec batterie basse. Autre architecture pratiquée au début du système Séré de Rivières, le fort à batterie basse évite les deux désavantages du fort à cavalier. On peut armer les forts sans attendre la fin de la construction des casemates et les traverses abris ne se profilent plus au sommet.
  •  à crête unique. Il n’y a plus qu’une seule crête où se combinent artillerie et infanterie. On retrouve l’inconvénient des forts à cavalier avec la présence des traverses abris au sommet, mais l’avantage de réaliser des forts moins profonds adaptés aux forts de “montagne”.
La classification des forts. Collection albervillefortification.com

Un fort peut aligner, d’une vingtaine à quatre-vingts de pièces. Cette artillerie est organisée en batterie de trois à douze pièces sur un ou deux niveaux de feu par direction à battre. Le calibre des pièces varie de 95 à 270 millimètres (variable selon les forts ou les circonstances) et dont la portée e st de trois à neuf kilomètres.

Ces batteries sont installées à l’air libre. Ce choix s’explique par :

  • le besoin de disposer d’un grand nombre de pièces pour saturer un objectif, en raison de la faible cadence de tir de l’artillerie de place ;
  • le dégagement important de fumée au départ du coup ;
  • une protection encore suffisante des servants ;
  • des emplacements de tir protégés par un parapet de terre de huit mètres d’épaisseur et séparés par des massifs de terre (les traverses) contenant un abri voûté pour le personnel et les munitions ;
  • le faible danger apporté par les obus à fusée percutante ennemis.
 

Au moment où les progrès de l’artillerie à canon rayé se font réellement sentir, l’augmentation considérable de la portée (jusqu’à 8.000 mètres) et la généralisation de l’obus explosif obligent les ingénieurs à explorer de nouvelles voies. Les défenseurs, n’étant plus du tout à l’abri, sont incapables de riposter efficacement et de se maintenir dans les forts ou les places fortes.

Dès lors la question est posée : faut-il actualiser les fortifications existantes aux frontières ou créer de nouveaux ouvrages ? C’est le général Serré de Rivières qui apporte la réponse.

De Séré de Rivières à Maginot : la fortification s’enterre ou l’ère du blindage et du béton   

Après le conflit de 1870 qui a démontré la difficulté de défendre les places fortes dans la guerre moderne, surtout si elles sont isolées des troupes en campagne, le secrétaire du Comité de Défense, le général Raymond-Adolphe Séré de Rivières imagine, entre 1872 et 1878, un système nouveau où la fortification se combine avec la manœuvre en rase campagne : ce sont les rideaux défensifs.

      Séré de Rivières et les rideaux défensifs

Trois rideaux défensifs sont établis entre : Toul et Verdun, sur le cours de la Meuse (le premier rideau); Belfort et Epinal, sur le cours de la haute Moselle  (le deuxième rideau) et de la Sambre à la Scarpe. Ces rideaux sont couplés à des vides stratégiques : les trouées de Stenay et de Charmes. Ils sont constitués d’une série de forts implantés sur les axes routiers et ferroviaires et suffisamment rapprochés les uns des autres pour que leurs feux puissent se croiser et ne laisser à l’ennemi intentionnellement que deux trouées. Selon Séré de Rivières, son système répond aux buts suivants : « …couvrir la mobilisation, la concentration, les formations de combat des armées, régler les débouchés de l’invasion, organiser tant à la frontière que dans l’intérieur du territoire de solides points d’appui, qui, sans entraver la liberté des opérations, exaltent les propriétés stratégiques du territoire.. ».  Ces rideaux défensifs s’appuient sur 166 forts et 43 ouvrages secondaires.

A l’appui de ce système, il conçoit le fort de type “Séré de Rivières”. Il s’agit d’un ouvrage rectangulaire ou pentagonal entouré d’un fossé profond et étroit afin d’éviter les tirs de plein fouet sur les murs d’escarpe. Le flanquement des fossés est confié à des caponnières, le front de gorge est défendu par des casemates équipées de canons révolvers (voir ci-après). A l’intérieur du fort, les casernements sont étroitement imbriqués dans des massifs de terre ; ils abritent les couloirs de circulation permettant aux défenseurs de circuler à l’abri. La protection supérieure est assurée par des voûtes en maçonnerie recouvertes d’une épaisse couche de terre.

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Théoriquement, pour tenir compte des enseignements du siège de Paris, de l’augmentation de la portée de l’artillerie de campagne et des possibilités (en calibre et en distance) de certaines pièces d’artillerie lourde; ce fort doit être établi à une distance minimum de cinq kilomètres en avant d’une place.

Cette stratégie des rideaux défensifs va dissocier fortification et espace urbain pour faire place à des ouvrages purement militaires qui bientôt vont s’enterrer de plus en plus profondément à mesure que l’artillerie se fera plus destructrice. Aussi, dans ce nouveau contexte, les villes se voient-t-elles libérées des contraintes imposées jusque-là par les impératifs de la guerre.

A l’instar du pré-carré de Vauban, les trois rideaux défensifs de Serré de Rivières donnent à la France l’idée qu’elle est à l’abri derrière “sa ligne” mais c’est sans compter sur les progrès de l’artillerie qui vont rendre ce système obsolète. Car, la faiblesse de ces forts tient principalement à une artillerie placée soit sur un massif central ou sur des cavaliers, laissant les canons et leurs servants exposés aux obus à mitrailles et aux coups au but. Ces forts vont rapidement devenir selon une expression connue : des “nids à obus”.

Toutefois, entre 1874 et 1884, certains forts occupant des points stratégiques sont modernisés par l’ajout de tourelles cuirassées. Ces tourelles dites “Mougin”, du nom de son concepteur le commandant Mougin, sont construites à :

  • quatre exemplaires en fer laminé pour un canon de 138 millimètres modèle 1873 ;
  • vingt-cinq exemplaires en fonte dure (procédé allemand -Grüsson- pour obtenir un durcissement superficiel de la fonte lui permettant de briser les projectiles venant la frapper) pour deux canons de 155 Long de Bange ; ces tourelles sont munies de nombreux dispositifs ingénieux, entre autres, une mise à feu électrique des pièces ;
  • dix exemplaires en fonte dure pour un canon de 155 Long de Bange, à bouclier d’embrasure éclipsable.
     
 

L’installation de ces tourelles dans les forts demande des travaux conséquents et onéreux, les plus lourdes pesant jusqu’à cent soixante tonnes (livrées en plusieurs fardeaux de vingt-deux tonnes).

Ces forts voient leur défense rapprochée modernisée. Le tir rasant de l’infanterie sur le glacis est assuré depuis des bonnettes. Le fossé reste l’obstacle principal avec neuf à douze mètres de large, une contrescarpe sur arceaux en décharge et une escarpe de six mètres de haut. L’entrée, seul point d’accès au fort, est barrée par une porte blindée et un pont-levis basculant ou roulant. Le flanquement des fossés est assuré par des caponnières établies au pied des saillants de l’escarpe de manière à échapper aux tirs plongeants. La caponnière comprend une galerie de fusillade et dans ses flancs sont présents un canon de 12 culasse modèle 1884 et un canon révolver modèle 1879.

     

      La crise dite de “l’obus-torpille”

En 1880, la fusée, le dispositif contrôlant l’éclatement des obus, permet de les faire éclater avant l’impact, au-dessus des forts, et de neutraliser leur artillerie et leurs servants, encore à l’air libre, sous une pluie d’éclats et de balles.

En 1883, apparaissent les fusées à effet retardé provoquant l’explosion après impact, ce qui permet au projectile de pénétrer le massif de la fortification et d’exploser à la manière d’une mine.

En 1884, est découvert par l’ingénieur Vielle, le coton-poudre gélatinisé ou “poudre sans fumée”. Cet explosif va constituer la charge propulsive des obus. L’artillerie est maintenant débarrassée de son nuage de fumée, rendant difficiles les tirs de contre-batteries.

En 1885, apparaît un nouvel explosif très puissant : la mélinite. Son nom vient du grec mélinos, couleur du coing. Ce nouvel explosif chimique est découvert par l’ingénieur français, Eugène Turpin. Il surpasse en puissance l’ancienne poudre noire. Mis dans des obus, il va en constituer la charge détonante.

En 1886, est réalisé un obus cylindro-ogival à « explosif brisant », utilisant ce nouvel explosif. Il est fabriqué en acier au lieu de la fonte utilisée jusqu’alors. Par comparaison, un obus de 155 mm en fonte et pesant 40 kilogrammes renferme 1,3 kilogrammes de poudre noire tandis qu’un obus de 155 mm en acier pesant 43 kilogrammes contient 10 kilogrammes de mélinite. Ces projectiles de 155 à 220 millimètres, armés d’une fusée à amorce retardée, explosent à cinq mètres sous terre. Ils ont des effets dévastateurs sur les revêtements de terre et de maçonnerie avec des résultats comparables à ceux d’une torpille sur un navire, d’où le nom “d’ obus-torpille”. Ce type d’obus permet également d’allonger la portée des pièces, par exemple une pièce de 155 millimètres augmente sa distance de frappe de neuf à douze kilomètres selon le type d’obus employé.

Sur les troupes à découvert, un nouvel obus à balles (l’obus Shrapnel) équipé d’une fusée à double effet (permettant de faire éclater en l’air, à une hauteur réglable à l’avance, les projectiles) disperse dans un large rayon des éclats extrêmement dangereux. Cet obus va rendre obsolète les traverses abris qui ne protègent plus les servants des pièces d’artillerie.

En 1885, la direction du Génie décide de tester ces nouveaux obus sur un fort pour y étudier les dégâts causés aux fortifications. C’est le fort de la Malmaison (commune de Chavignon, place de Laon, Aisne), alors fort de deuxième ligne, qui est choisi, pour ce que l’on a dénommé : les Expériences de Chavignon. Il est mis en état de défense et les expériences s’y déroulent du 11 août à fin octobre 1886. En trois séries, 170 obus chargés d’acide picrique (la mélinite) sont tirés sur le fort par des pièces de 155 Long (obus de 40 kilogrammes) et des mortiers de 220 millimètres (obus de 90 kilogrammes). Les résultats sont accablants : casernes et traverses-abris détruites (les obus creusant des entonnoirs de six mètres de diamètre), magasins à poudre et caponnières percés et les murs d’escarpe et de contrescarpe complètement bouleversés (comblant les fossés), les protections mises en place devant les ouvertures des locaux sont transpercées. Des essais complémentaires sont poursuivis sur le polygone de Bourges pour mesurer les effets sur les abris en béton et en simple maçonnerie. Le rapport final indique que toutes les fortifications construites depuis 1870 sont totalement obsolètes et qu’il faut prendre de nouvelles mesures pour pallier les effets dévastateurs de ces nouveaux obus.

Cette constatation brutale frappe les ingénieurs et les chefs militaires au point que l’on parle de “la crise de l’obus-torpille” ! Les spécialistes s’accordent à écrire que cette crise commencée en 1885, s’est prolongé jusqu’en 1914. Vingt-neuf ans pour concevoir et réaliser les adaptations nécessaires !

       Les « Séré de Rivières » modernisés

En conséquence, les casemates, les abris, les magasins et les logements doivent être recouverts d’une couche de béton; l’artillerie doit être entièrement protégée, soit sous casemate, soit en tourelle (d’abord fixe puis à éclipse); les canons doivent être dispersés en plusieurs points éloignés, les caponnières, organes de flanquement des fossés, sont remplacées par des coffres de contrescarpe en béton.

Le béton fait son apparition dans les derniers forts “Serré de Rivières” construits. Il devient systématique pour les nouveaux forts réalisés après 1885. Pour ceux déjà bâtis, ils vont subir une campagne dite “de modernisation” : on conserve la voûte en maçonnerie que l’on recouvre d’un mètre de sable servant de matelas, avant de poser dessus la dalle de béton non armé de 1,5 mètres à 2,5 mètres. Cette dalle peut être recouverte d’une épaisseur de terre.

Les aménagements mis en place :

  • des casemates en fer laminé contre le canon de campagne et en fonte dure contre le canon de siège ;
  • des coupoles ou des tourelles pour canons de gros calibre : fixes, tournantes et à éclipses :
  • adoptée, en 1890, la tourelle du commandant Galopin s’éclipse en cinq secondes dans un puits bétonné, au moyen d’un pivot reposant sur deux leviers reliés à des contrepoids. Cinq exemplaires de ce modèle de 150 tonnes pour deux canons de 155 Long sont installés. Cette tourelle est remplacée en 1907 par une seconde de 72 tonnes pour un seul canon de 155 millimètres raccourci à tir rapide. Cette tourelle est blindée de trente centimètres d’acier spécial et résiste aux plus forts calibres. Douze de ces modèles sont mis en place.
  • adoptée, en 1905, une tourelle à éclipse pour deux canons de 75 millimètres raccourcis tirant vingt coups par minute à 4.700 mètres. Cette tourelle est blindée de 30 centimètres d’acier spécial et résiste aux plus forts calibres. Cinquante-sept exemplaires de cette tourelles sont installés ;
 
  • quatre-vingt onze tourelles pour deux mitrailleuses Hotchkiss, les douze centimètres de leur blindage sont inefficaces face aux obus des pièces de siège ;
  • cent soixante-quinze observatoires cuirassés fixes et des guérites blindées ;
  • des tourelles pour projecteurs (1904) ;
     
  • la mise en place d’une couverture bétonnée sur les locaux (habitation, magasins), ces locaux prennent maintenant l’aspect d’une série de grandes casemates dont le mur de façade tourne le dos à la direction générale de l’ennemi et s’ouvrent sur une courette ;
  • les faces avant et arrière des locaux sont remplacées ou recouvertes de béton;
  • des gaines souterraines reliant les tourelles, les casemates, les caponnières et les observatoires ;
  • les coffres de flanquement (ou coffre de contrescarpe) remplacent les caponnières ;
  • création d’une entrée dite “de guerre” ouvrant de plein pied sur le fond du fossé et conduisant aux casernements enterrés ;
  • la pose de réseaux de fil de fer barbelé ;
  • la mise en place de grilles métalliques défensives contre l’infanterie (dans le fond du fossé, sur l’escarpe et la contrescarpe).
     
     

Des nouvelles constructions seront réalisées à partir de 1897 :

  • en “béton de ciment” ou “béton de fortification” (vers 1860) : un volume de ciment Portland pour quatre volumes de sable et de pierraille ;
  • en “béton spécial” (1878) : 400 kilogrammes de ciment à prise lente pour 0,300 m3 de sable et 0,900 m3 de galets ;
  • en “béton armé” (1898) : 85 kilogrammes de ferraillage par mètre cube de béton, les fers doivent constituer plusieurs couches de grillage, dont chaque maille est un carré de 10 par 10 centimètres et l’espace entre chaque couche de grillage ne doit pas dépasser 15 centimètres.
 

Le 24 février 1899, la Haute commission des places fortes classe les places fortes en trois catégories (ou classes) :

  • la première catégorie : celles qui seront modernisées et équipées en personnel et matériel : les places de l’Est ;
  • la seconde catégorie : celles qui ne seront entretenues que pour offrir un soutien aux troupes en campagne : les places du Nord ;
  • la troisième catégorie : celles qui ne seront plus entretenues, ce sont les places dites “de deuxième ligne ou de deuxième rideau”.

Enfin, de nombreuses autres positions seront abandonnées à la veille de la première guerre mondiale. Certaines seront réarmées en urgence quinze ans plus tard.

En 1902, apparait une casemate de flanquement bétonnée à échelons refusés, armée de deux canons de 75 millimètres de campagne modèle 1897, montés sur un affût spécial. Cette casemate est positionnée à chaque extrémité (droite et gauche) des fronts de gorge d’un fort de manière à en battre les intervalles et neutraliser un assaut d’infanterie passant entre deux ouvrages, à moins de 5.500 mètres. L’intérêt de cet ouvrage, appelé casemate de Bourges, réside dans son défilement par rapport à la masse des dessus du fort. Elles sont construites à quarante-six exemplaires, dont vingt-trois à Verdun.

     

L’intérieur d’une casemate de Bourges : la casemate du fort d’Uxegney.

 L’artillerie quitte les forts

Suite à l’Instruction Ministérielle du 22 juillet 1887, l’artillerie lourde est sortie des forts et placée dans des batteries à vue directe construites sur les crêtes entre les forts ou dans les batteries à tir indirect établies sur les contrepentes en arrière du front. Ainsi, le principe de la séparation de l’action lointaine et de la défense rapprochée s’étend aux ouvrages eux-mêmes : les batteries assurent la première, les forts la seconde. Composées de plateformes de tir creusées et séparées les unes des autres par un rempart de terre d’une douzaine de mètres, ces batteries sont dotées de niches maçonnées pour les munitions. A partir de 1900, des abris bétonnés pour les munitions, puis pour les servants et le commandement de l’artillerie sont ajoutés. Cette dissémination fractionne le ravitaillement et les liaisons. Les munitions sont préparées et stockées dans des magasins de secteur et des dépôts intermédiaires. Ceux-ci, abrités sous sept à dix mètres de terre sont reliés aux dépôts centraux de la place par un réseau de chemin de fer à voie de 0,60 mètres du système Péchot adopté en 1887.

     

Pour empêcher l’ennemi de prendre à revers les forts et les batteries, des “ouvrages intermédiaires” ferment les intervalles entre les forts. Définis par l’instruction du 11 juin 1888, ils sont à faible relief, possèdent des fossés à profil triangulaire rarement flanqué, des escarpes en terre coulante, des casernes maçonnées ou bétonnées pour une demi-compagnie d’infanterie et quelques canons légers pour la défense rapprochée.

L’instruction du 4 février 1889 sur la guerre de siège renforce en ouvrages d’artillerie certains forts par l’adjonction de casemates de Bourges et/ou de tourelles pour former l’ossature d’une ligne principale de résistance continue.

Les Français sont dans un souci de modernisation des ouvrages, néanmoins ils conservent le principe de la concentration des feux. Par contre, les Allemands vont concrétiser leur théorie de la dispersion des feux par la mise en place des Festen.

Entrée de l’ouvrage intermédiaire de la Falouse (Verdun). Photographie Fortification et Mémoire.

A suivre.

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